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son beau sein qui se soulevait d’émotion, et en levant les yeux au ciel.

— Mais écoutez-moi, au nom du ciel.

— Épousez-moi, et je serai votre esclave.

— Mais c’est impossible !

— Ah ! vous ne daignez pas descendre jusqu’à moi[1]  ! » dit-elle en pleurant.

Le prince essaya de la consoler, tandis qu’à travers ses larmes elle répétait que le divorce était possible, qu’il y en avait des exemples (il y en avait alors si peu à citer, qu’elle nomma Napoléon et quelques autres personnages haut placés) ; qu’elle n’avait jamais été la femme de son mari, qu’elle avait été sacrifiée !

« Mais la religion, mais les lois ? répétait le jeune homme à demi vaincu.

— Les lois, la religion ?… Quelle en serait l’utilité si elles ne pouvaient servir à cela ? »

Surpris par cette réflexion, si simple en apparence, le jeune amoureux demanda conseil aux Révérends Pères de la congrégation de Jésus, avec lesquels il était en intimes relations.

Quelques jours plus tard, pendant une de ces brillantes fêtes que donnait Hélène à sa « datcha » de Kammennoï-Ostrow, on lui présenta un séduisant jésuite de robe courte, M. de Jobert, dont les yeux noirs et brillants faisaient un étrange contraste avec ses cheveux blancs comme neige. Ils causèrent longtemps ensemble dans le jardin, poétiquement éclairé par une splendide illumination, aux sons entraînants d’un joyeux orchestre, de l’amour de la créature pour Dieu, pour Jésus-Christ, pour les sacrés cœurs de Jésus et de Marie, et des consolations promises dans cette vie et dans l’autre par la seule vraie religion, la religion catholique ! Hélène, touchée de ces vérités, sentit plus d’une fois ses yeux se mouiller de larmes en écoutant M. de Jobert, dont la voix tremblait d’une sainte émotion ! Le cavalier qui vint la chercher pour la valse interrompit cet entretien, mais le lendemain son futur directeur de conscience passa la soirée en tête-à-tête avec elle, et, à dater de ce moment, devint un de ses habitués.

Un jour, il conduisit la comtesse à l’église catholique, où elle resta longtemps agenouillée devant un des autels. Le Français, qui n’était plus jeune, mais tout confit en béates sé-

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)