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tchine ne pouvait les avoir effrayés par le récit des horreurs commises par Napoléon dans les pays conquis. Ils savaient très bien que Berlin et Vienne étaient restés intacts, et que pendant l’occupation française, les habitants passaient gaiement leur temps avec ces vainqueurs pleins de séductions que les hommes et même les femmes en Russie portaient alors dans leur cœur ! Ils partaient parce qu’il ne pouvait être question pour les Russes de rester sous la domination des Français : bonne ou mauvaise, pour eux elle était inacceptable ! Ils partaient sans se douter de la grandeur qu’il y avait à livrer une belle et opulente capitale à l’incendie et au pillage devenus par là même inévitables, car il n’est que trop vrai que ne pas brûler et ne pas piller des foyers abandonnés est tout à fait contraire à l’esprit du peuple russe ! Ainsi donc la grande dame qui dès le mois de juin quittait Moscou avec ses nègres et ses bouffons pour se réfugier dans ses terres du gouvernement de Saratow, malgré la crainte d’être arrêtée sur l’ordre de Rostoptchine, était instinctivement résolue à ne pas devenir la sujette de Bonaparte, et, d’après nous, elle accomplissait simplement et véritablement la grande œuvre du salut de la patrie ! Le comte Rostoptchine, au contraire, qui blâmait les partants, ou renvoyait les tribunaux hors de la ville ; qui fournissait à des braillards avinés de mauvaises armes ; qui ordonnait des processions et les défendait le lendemain ; qui s’emparait de toutes les voitures de transport des particuliers ; qui annonçait son intention de brûler Moscou, sa maison, et se dédisait le quart d’heure suivant ; qui exhortait la populace à se saisir des espions et lui reprochait ensuite de les avoir saisis ; qui chassait tous les Français de la ville, et y laissait tranquillement Mme Aubers-Chalmé, le grand centre de réunion de la colonie française ; qui, sans raison aucune, envoyait en exil le vieux et respectable Klutcharew, directeur des postes ; qui rassemblait le peuple sur les Trois-Montagnes soi-disant pour se battre avec l’ennemi, et lui livrait, pour s’en débarrasser, un homme à écharper ; qui prétendait ne pas survivre au malheur de Moscou et finissait par fuir par une porte dérobée, tout en rimant un mauvais quatrain français[1] pour

  1. Je suis par naissance Tartare,
    Je voulus devenir Romain :
    Les français m’appellent barbare,
    Et les Russes, George Dandin.