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écrivait-il, la moitié étaient Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wurtembergeois, Mecklembourgeois, Espagnols, Italiens, Napolitains. L’armée impériale proprement dite était pour un tiers composée de Hollandais, de Belges, d’habitants des bords du Rhin, de Piémontais, Suisses, Genevois, Toscans, Romains, habitants de la 32e division militaire, Brême, Hambourg… etc. ; elle comptait à peine cent quarante mille hommes parlant français. L’expédition de Russie coûta moins de cinquante mille hommes à la France actuelle ; l’armée russe dans la retraite de Vilna à Moscou, dans les différentes batailles, a perdu quatre fois plus que l’armée française ; l’incendie de Moscou a coûté la vie à cent mille Russes, morts de froid et de misère dans les bois ; enfin, dans sa marche de Moscou à l’Oder, l’armée russe fut aussi atteinte par l’intempérie de la saison ; à son arrivée à Vilna elle ne comptait que cinquante mille hommes, et à Kalisch moins de dix-huit mille hommes[1] . »

Il croyait donc que la guerre qu’il faisait à la Russie dépendait exclusivement de sa volonté, et l’horreur du fait accompli ne lui causait aucun remords !

XXI

Des masses d’hommes, vêtus d’uniformes différents, étaient confusément couchés, par dizaines de milliers, dans les champs et dans les prairies appartenant à M. Davydow et aux paysans de la couronne. Sur ces champs et sur ces prairies, pendant des centaines d’années, les paysans des environs avaient fait paître leur bétail et récolté leurs moissons. Aux ambulances, sur l’espace d’une dessiatine, l’herbe et la terre avaient bu du sang ; une foule de soldats blessés ou valides, de différentes armes, se traînaient, terrifiés, ceux-ci vers Mojaïsk, ceux-là vers Valouïew ; d’autres soldats, affamés, épuisés de fatigue, se laissaient machinalement conduire par leurs chefs, tandis que d’autres restaient encore sur place, et ne cessaient de tirer. Au-dessus du champ, gai et riant quelques heures auparavant, où étincelaient les baïonnettes, et où s’élevaient les

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)