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ses loisirs à faire le récit de ses actions, il dictait ce qui suit :

« La guerre de Russie aurait dû être la plus populaire des temps modernes : c’était celle du bon sens et des vrais intérêts, celle du repos et de la sécurité de tous : elle était purement pacifique et conservatrice.

« C’était, pour la grande cause, la fin des hasards et le commencement de la sécurité. Un nouvel horizon, de nouveaux tableaux allaient se dérouler, tout pleins du bien-être et de la prospérité de tous. Le système européen se trouvait fondé ; il n’était plus question que de l’organiser.

« Satisfait sur ces grands points et tranquille partout, j’aurais eu aussi mon Congrès et ma Sainte-Alliance. Ce sont des idées qu’on m’a volées. Dans cette réunion des grands souverains, nous eussions traité de nos intérêts en famille, et compté de clerc à maître avec les peuples.

« L’Europe n’eût bientôt fait de la sorte véritablement qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la patrie commune. J’eusse demandé toutes les rivières navigables pour tous, la communauté des mers, et que les grandes armées permanentes fussent réduites désormais à la seule garde des Souverains.

« De retour en France, au sein de la patrie, grande, forte, magnifique, tranquille, glorieuse, j’eusse proclamé ses limites immuables ; toute guerre future purement défensive, tout agrandissement nouveau antinational. J’eusse associé mon fils à l’Empire ; ma dictature eût fini et son règne constitutionnel eût commencé.

« Paris eût été la capitale du monde, et les Français l’envie des nations !…

« Mes loisirs ensuite et mes vieux jours eussent été consacrés, en compagnie de l’Impératrice et durant l’apprentissage royal de mon fils, à visiter lentement et en vrai couple campagnard, avec nos propres chevaux, tous les recoins de l’Empire, recevant les plaintes, redressant les torts, semant de toutes parts et partout les monuments et les bienfaits[1]. »

Lui, le bourreau des nations, lui, fatalement prédestiné par la Providence à ce rôle, s’ingéniait à prouver que son but était le bien des peuples, qu’il pouvait diriger le sort de millions d’êtres et les combler de bienfaits par la voie de l’arbitraire !

« Des quatre cent mille hommes qui passèrent la Vistule,

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)