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XIX

Un des chirurgiens, dont le tablier et les mains étaient tout tachés de sang, sortit de la tente : il tenait un cigare entre l’index et le pouce. Il regarda vaguement dans l’espace au-dessus des malades ; on voyait qu’il avait grand besoin de respirer, mais au bout d’un moment son regard se reporta à gauche et à droite ; il soupira et baissa les yeux.

« À l’instant, » dit-il à un chirurgien qui lui indiquait le prince André, et il le fit transporter dans la tente.

Un murmure s’éleva parmi les blessés.

« Ne dirait-on pas que dans l’autre monde aussi ces messieurs seuls ont le droit de vivre ? »

Le prince André fut déposé sur une table qui venait d’être débarrassée : le chirurgien l’épongeait encore. Le blessé ne put distinguer nettement ceux qui étaient dans la tente. Les cris qu’il entendait, la cuisante douleur qu’il ressentait dans le dos, paralysaient son attention. Tout ce qu’il voyait autour de lui se confondit dans une seule impression : la chair humaine nue, ensanglantée, qui semblait remplir cette tente si basse, lui rappela le tableau qu’il avait vu, par un jour brûlant du mois d’août, dans le petit étang de la grand’route de Smolensk. C’était bien là cette chair à canon, dont l’aspect lui avait inspiré alors un dégoût et une horreur prophétiques. Dans la tente il y avait trois tables : le prince André, déposé sur l’une d’elles, fut abandonné à lui-même pendant quelques minutes, ce qui lui permit d’examiner les tables voisines. Sur la plus rapprochée était assis un Tartare, un cosaque sans doute, à en juger par l’uniforme qui était à ses côtés. Quatre soldats le tenaient, et un docteur en lunettes taillait dans la peau noire de son dos musculeux.

« Oh ! oh ! » rugissait le Tartare, et tout à coup, relevant sa figure bronzée, aux larges tempes, au nez aplati, il poussa un cri perçant, et se jeta de côté et d’autre, afin de se débarrasser de ceux qui le retenaient.

La dernière table était entourée de plusieurs personnes : un homme robuste et fort y était étendu, la tête rejetée en arrière ; la couleur de ses cheveux bouclés et la forme de sa tête n’étaient pas