Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’appeler l’esprit de corps, les paroles de l’ordre du jour de Koutouzow se transmirent instantanément jusqu’aux extrémités de l’armée. Ce n’étaient plus certainement les mêmes mots qui leur parvenaient, et il n’y avait même rien de vrai dans les expressions attribuées à Koutouzow, mais chacun en comprit le sens et la portée ; en effet elles n’étaient pas le résultat de combinaisons plus ou moins habiles, mais elles traduisaient fidèlement le sentiment caché au fond du cœur du commandant en chef, et ce sentiment trouvait un écho dans le cœur de tous les Russes ! Tous ces soldats épuisés et hésitants, apprenant qu’on attaquerait l’ennemi le lendemain, sentirent que ce qu’il leur répugnait de croire était faux ; ils furent consolés, et leur courage se ranima.

XVIII

Le régiment du prince André était dans les réserves restées inactives jusqu’à deux heures, derrière Séménovsky, sous un feu violent d’artillerie. À ce moment, le régiment, qui avait déjà perdu plus de deux cents hommes, fut porté en avant sur le terrain situé entre le village de Séménovsky et la batterie du mamelon, où des milliers d’hommes avaient déjà été tués ce jour-là, et vers lequel venait d’être dirigé le feu convergent de plusieurs centaines de pièces ennemies.

Sans quitter sa place, sans avoir tiré un coup de fusil, le régiment perdit encore en cet endroit le tiers de son contingent. Devant lui, à sa droite surtout, les canons tonnaient au milieu d’une épaisse fumée et vomissaient une grêle de boulets et de grenades, qui s’abattaient sur lui sans trêve ni cesse. De temps à autre les grenades et les boulets, en passant, avec leur sifflement prolongé, au-dessus de leurs têtes, leur donnaient un moment de répit, mais parfois, en une seconde, plusieurs hommes étaient atteints : on mettait alors les morts de côté, et l’on emportait les blessés. À chaque nouvelle détonation, les chances de vie diminuaient pour les survivants. Le régiment était formé en colonnes de bataillons sur une longueur de trois cents pas, mais, malgré l’étendue de ces lignes, tous ces hommes subissaient la même impression. Tous étaient sombres et taciturnes ; à peine échangeaient-ils quelques mots