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Koutouzow se trouvait à Gorky, au centre même de notre position ; l’attaque dirigée par Napoléon sur notre flanc gauche avait été vaillamment et à plusieurs reprises repoussée par la cavalerie d’Ouvarow, mais au centre ses troupes n’avaient pas dépassé Borodino. À trois heures, les Français cessèrent l’attaque, et Koutouzow put constater, sur la physionomie de tous ceux qui arrivèrent du champ de bataille comme sur celles de son entourage, une surexcitation portée au dernier degré. Le succès dépassait ses espérances, mais ses forces lui faisaient défaut, sa tête s’inclinait et il sommeillait involontairement. On lui apporta à dîner ; pendant son repas, Woltzogen s’approcha de lui ; c’était celui-là même qui, au dire du prince André, affirmait que la guerre doit avoir l’espace libre devant elle, et qui détestait Bagration. Il venait rendre compte à Koutouzow, de la part de Barclay, de la marche des opérations militaires du flanc gauche. Le sage Barclay, en voyant la foule des fuyards blessés et les dernières lignes enfoncées, en avait conclu que la bataille était perdue, et avait chargé son aide de camp favori d’en prévenir Koutouzow. Celui-ci, mâchant avec peine un morceau de poule rôtie, regardait complaisamment venir Woltzogen ; Woltzogen s’approchait avec nonchalance, souriant du bout des lèvres, la main à la visière de sa casquette avec une affectation cavalière ; il avait l’air de dire, comme militaire savant et distingué, je laisse aux Russes le soin d’encenser ce vieillard inutile que j’apprécie à sa juste valeur. « Ce vieux Monsieur, » c’était le nom que les Allemands donnaient à Koutouzow, « ce vieux Monsieur » se donne ses aises ! pensa Woltzogen en jetant un regard sur son assiette, et il commença son rapport sur la situation du flanc gauche, telle qu’il avait mission de la faire connaître, et telle qu’il l’avait jugée par lui-même.

« Les principaux points de notre position sont au pouvoir de l’ennemi ; nous ne pouvons l’en déloger, faute de troupes ; elles fuient et il est impossible de les arrêter ! »

Koutouzow cessa de manger et le regarda avec surprise ; il semblait ne pas comprendre ce qu’il avait entendu. Woltzogen remarqua son émotion, et ajouta avec un sourire :

« Je ne me crois pas en droit de cacher à Votre Altesse ce que j’ai vu : les troupes sont en pleine déroute !

— Vous l’avez vu, vous l’avez vu ? s’écria Koutouzow en se levant vivement, les sourcils froncés, et faisant de ses mains tremblantes des gestes de menace ; tout près de suffoquer, il