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mais la figure soucieuse de l’aide de camp, qui venait de détourner la tête, arrêta sa question sur ses lèvres. Quant à son domestique, il ne le voyait nulle part, et il continua son chemin à travers le vallon, jusqu’à la batterie Raïevsky ; son cheval restait en arrière de celui de l’aide de camp, et le secouait violemment.

« On voit que vous n’êtes pas habitué à monter à cheval, lui dit ce dernier.

— Oh ! ce n’est rien, dit Pierre, il a le pas très inégal.

— Parbleu ! s’écria l’aide de camp, il est blessé à la jambe droite au-dessus du genou, ce doit être une balle ! Je vous en félicite, comte, c’est le baptême du feu ! »

Ils dépassèrent le sixième corps, et arrivèrent, au milieu de la fumée, sur les derrières de l’artillerie, qui, placée en avant, tirait sans relâche et d’une manière assourdissante. Ils atteignirent enfin un petit bois où l’on respirait la fraîcheur, et où l’on sentait l’air tiède de l’automne. Les deux cavaliers mirent pied à terre et gravirent la colline.

« Le général est-il ici ? demanda l’aide de camp.

— Il vient de partir, » lui répondit-on.

L’aide de camp se retourna vers Pierre, dont il ne savait plus que faire.

« Ne vous inquiétez pas de moi, dit Pierre, je vais aller jusqu’en haut.

— Oui, allez-y… De là on voit tout, et ce n’est pas aussi dangereux ; j’irai vous y prendre. »

Ils se séparèrent, et ce ne fut que bien plus tard dans la journée, que Pierre apprit que son compagnon avait eu un bras emporté. Il parvint à la batterie située sur le fameux mamelon, connu chez les Russes sous le nom de « batterie du mamelon » ou de « Raïevsky », et chez les Français, qui le regardaient comme la clef de la position, sous celui de « la grande redoute », « fatale redoute », ou « redoute du centre ». À ses pieds furent tués des dizaines de milliers d’hommes. Cette redoute se composait d’un mamelon entouré de fossés de trois côtés. De ce point, dix bouches à feu vomissaient leurs projectiles par les embrasures du remblai ; d’autres pièces, placées sur la même ligne, tiraient aussi sans trêve. Un peu en arrière se massait l’infanterie. Pierre ne se doutait guère de l’importance de ce mamelon, et croyait, au contraire, que c’était une position complètement secondaire. S’asseyant au bord du rempart de la batterie, il regarda autour de lui avec un sourire