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« Je n’ai ni goût ni odorat, dit-il ; ce rhume est insupportable, et l’on me vante la médecine et les médecins, lorsqu’ils ne peuvent pas même me guérir d’un rhume !… Corvisart m’a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien ! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais… Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même : elle fera plus que si vous la paralysez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps : l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés… Notre corps est une machine à vivre, voilà tout ! » Une fois entré dans la voie des définitions qu’il aimait tant, il en émit tout à coup une autre[1]  : « Savez-vous ce que c’est que l’art militaire ? C’est le talent, à un moment donné, d’être plus fort que son ennemi ! »

Rapp ne répondit rien.

« Demain nous aurons affaire à Koutouzow. C’est lui qui commandait à Braunau, vous en souvient-il ? et il n’est pas monté à cheval une seule fois pendant trois semaines pour examiner les fortifications… Nous verrons bien ! »

Il regarda encore une fois à sa montre ; il n’était que quatre heures. Il se leva, fit quelques pas, passa une redingote sur son uniforme, et sortit de la tente. La nuit était sombre, et un léger brouillard flottait dans l’air. On distinguait à peine les feux de bivouac de la garde ; à travers la fumée, on entrevoyait dans le lointain ceux des avant-postes russes. Tout était calme ; on n’entendait que le bruit sourd et le piétinement des troupes françaises qui s’apprêtaient à aller occuper les positions désignées. Napoléon s’avança, examina les feux, prêta l’oreille au bruit toujours croissant, et, passant près d’un grenadier de haute taille, qui montait la garde devant sa tente et qui se tenait immobile et droit comme un pilier à l’apparition de l’Empereur, il s’arrêta devant lui.

« Combien d’années de service ? lui demanda-t-il avec cette brusquerie affectueuse et militaire dont il faisait volontiers parade avec les soldats. — Ah ! un des vieux ! Et le riz ?… l’a-t-on reçu au régiment ?

— Oui, Sire. »

Napoléon fit un signe de tête et le quitta. À cinq heures et demie, il se dirigea à cheval vers le village de Schevardino ;

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)