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pour rien dans la direction de la bataille, puisque aucune de ses dispositions n’a été exécutée et qu’il ignorait ce qui se passait. Ainsi donc la question de savoir d’une manière précise si Napoléon avait ou non un rhume à ce moment-là, n’a pas plus d’importance dans l’histoire que le rhume du dernier soldat du train.

Les historiens attribuent encore à ce rhume légendaire la faiblesse de ses dispositions, qui, selon nous, étaient au contraire mieux prises que celles qui lui avaient fait gagner d’autres batailles ; elles paraissent inférieures aujourd’hui, parce que la bataille de Borodino fut la première que perdit Napoléon. Les combinaisons les plus profondes et les plus ingénieuses semblent toujours mauvaises, et donnent prise aux critiques savantes des tacticiens, lorsqu’elles n’ont pas amené la victoire ; et vice versa. Les dispositions de Weirother, à la bataille d’Austerlitz, étaient le modèle de la perfection en ce genre, et cependant on les a désapprouvées, à cause même de cette perfection et de leur minutie.

Napoléon à Borodino avait joué son rôle de représentant du pouvoir aussi bien et même mieux que dans ses autres batailles. Il s’en était tenu aux mesures les plus sages. Aucune confusion, aucune contradiction ne peut lui être imputée ; il n’a pas perdu la tête, il n’a pas fui du champ de bataille, et son tact et sa grande expérience contribuèrent au contraire à lui faire remplir, avec calme et dignité, le personnage de chef suprême, qui semblait lui être attribué dans cette sanglante tragédie.

XI

Napoléon revint pensif de sa tournée d’inspection, en se disant : « Les pièces sont sur l’échiquier, à demain le jeu ! » S’étant fait donner un verre de punch, il manda de Beausset pour lui parler des changements à introduire dans la maison de l’Impératrice, et étonna le préfet par la façon dont les moindres détails des choses de la cour étaient présents à sa mémoire.

S’intéressant à des niaiseries, il plaisantait Beausset sur son amour des voyages, et causait avec insouciance, comme