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Pierre et lui, se laissant glisser, heureux et légers, se rapprochaient de plus en plus du but, lorsque tout à coup les fils qui les entraînaient se détendent et s’enchevêtrent… Ils se sentent horriblement oppressés… et l’oncle Nicolas Rostow apparaît à leurs yeux, menaçant et terrible… « C’est vous qui avez fait cela leur dit-il en leur montrant les débris des plumes et de la cire à cacheter. Je vous aimais, mais Araktchéïew m’a donné un ordre, et je tuerai le premier qui s’avancera ! Oui, je le ferai ! » Le petit Nicolas se tourne du côté de Pierre, mais Pierre n’y est plus… C’est son père, le prince André ! Il n’a, il est vrai, aucune forme précise, mais c’est bien lui, il le sent à la violence de son amour, qui lui enlève toute sa force… Son père le caresse et le plaint, mais l’oncle Rostow avance toujours… Une folle terreur le saisit et il se réveille glacé d’épouvante… « Mon père, » se dit-il, « mon père m’a caressé…! C’est bien Lui qui est venu, et Il m’a approuvé, ainsi que l’oncle Pierre !… Quoi qu’ils disent, je « le » ferai. Mucius Scévola s’est bien brûlé la main ? Pourquoi ne ferais-je pas de même un jour ?… Ils tiennent à ce que je m’instruise ?… Soit. Je m’instruirai, mais un jour viendra où je cesserai d’apprendre, et c’est alors que je « le » ferai !… Je ne demande qu’une chose au bon Dieu, c’est qu’il y ait en moi ce qu’il y avait dans les grands hommes de Plutarque ! Je ferai mieux encore ; on le saura, on m’aimera, on parlera avec éloges de moi, et… » Des sanglots lui serrèrent la poitrine, et il fondit en larmes.

« Êtes-vous souffrant ? lui demanda Dessalles, que ses pleurs avaient subitement réveillé.

— Non, répondit vivement l’enfant en reposant sa tête sur l’oreiller… Comme il est bon, lui aussi, et comme je l’aime ! murmura-t-il… et l’oncle Pierre, quelle perfection !… Et mon père ! Oui, je le ferai !… Lui-même m’aurait approuvé !… »


fin