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— Tu as complètement raison, à mon avis, et je le lui ai déjà dit. Pierre soutient que tous souffrent et se dépravent, et que notre devoir est de porter secours au prochain… C’est vrai, sans doute, mais il oublie que nous avons d’autres devoirs qui nous sont imposés par Dieu lui-même, et qui nous touchent de plus près. Nous pouvons sacrifier nos personnes, si telle est notre envie, mais certainement pas nos enfants.

— C’est précisément ce que je lui ai dit, s’écria Rostow, persuadé que cela s’était passé ainsi… Mais Pierre revenait toujours à l’amour pour le prochain et au christianisme… et le petit Nicolas l’écoutait avec transport…

— Cet enfant me cause de vives inquiétudes, dit la comtesse Marie : il n’est pas comme les autres, et je crains toujours de l’oublier en ne m’occupant que des miens ; il est seul, lui, et trop seul avec ses pensées !

— Tu n’as, je crois, rien à te reprocher à ce sujet ; tu es pour lui comme la plus tendre des mères, et j’en suis heureux, car c’est un charmant enfant… Quelle franchise ! Jamais un mensonge ! Charmant enfant ! répéta Rostow, qui n’avait pas pour le petit Nicolas une affection des plus vives, mais qui, justement à cause de cela, ne manquait jamais d’en faire l’éloge toutes les fois que l’occasion s’en présentait.

— Tu as beau dire, je sens que je ne suis pas une mère pour lui, et cela me tourmente, reprit la comtesse Marie en soupirant. La solitude ne lui vaut rien, la société lui serait nécessaire.

— Eh bien, il en verra bientôt, puisque je dois le mener l’été prochain à Pétersbourg, » répondit Rostow.

En attendant, à l’étage inférieur de la maison, le jeune Nicolas dormait d’un sommeil agité. Une veilleuse, car jamais on n’était parvenu à l’habituer à l’obscurité, répandait sa faible lueur dans la chambre. Réveillé tout à coup en sursaut, mouillé d’une sueur froide, il se dressa sur son lit, et ses yeux démesurément ouverts regardèrent droit devant lui. Un cauchemar effrayant le poursuivait : il se voyait avec l’oncle Pierre, coiffés tous deux de casques semblables à ceux des grands hommes de Plutarque ; une nombreuse armée les suivait, et cette armée se composait d’une multitude de fils blancs et ténus, comme ces toiles d’araignées qui voltigent et se balancent dans les airs en automne, et que Dessalles appelait les « fils de la Vierge ». La Gloire, dont le corps était également formé de ce tissu aérien, mais un peu plus serré, marchait en avant. L’oncle