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Natacha, qui était entrée dans le cabinet pendant la discussion, rayonnait de joie en contemplant le visage ému de son mari, sans écouter ses paroles qu’elle connaissait par avance, comme tout ce qui sortait de l’âme de Pierre. Et le petit Nicolas, dont le cou fluet émergeait de son col rabattu, et à qui personne ne faisait plus attention, était aussi heureux qu’elle. Chaque parole de Pierre enflammait son cœur, et, sans s’en apercevoir, il brisait et tordait les plumes et la cire à cacheter rangées sur le bureau de son oncle.

« Allons donc, mon cher, le « Tugendbund » est bon pour les mangeurs de saucisses ; quant à moi, je ne le comprends pas, s’écria Denissow d’une voix haute et ferme. Tout va à la diable, c’est vrai ! mais le « Tugendbund » n’est pas de ma compétence ! Vous êtes mécontent ? Eh bien, va alors pour une révolte[1], c’est autre chose, et là je suis votre homme !!! »

Pierre et Natacha sourirent, mais Rostow, sérieusement fâché, essaya de prouver qu’il n’y avait aucun danger à prévoir, et que l’imagination de Pierre était seule coupable. Pierre défendit sa thèse avec chaleur, et son intelligence, plus développée, et plus fertile en arguments que celle de son adversaire, accula ce dernier au pied du mur ; sa mauvaise humeur s’en accrut d’autant plus qu’il entendait dans le fond de son âme une voix secrète qui lui disait que, malgré tous les raisonnements imaginables, son opinion seule était juste et vraie.

« Voici ce que je te dirai, s’écria-t-il en se levant et en jetant avec brusquerie sa pipe dans un coin : selon toi, tout va à la diable, et tu nous prédis une catastrophe ; je ne crois ni à l’un ni à l’autre, quoique je ne puisse pas te donner des preuves, mais, lorsque tu me dis que le serment est une chose de convention, ma réponse est toute prête… Tu es mon meilleur ami, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu formais une société secrète, si tu te mettais à agir contre le gouvernement, et qu’Araktchéïew m’ordonnât de faire marcher contre vous un escadron et de frapper, je n’hésiterais pas une seconde, je marcherais et je frapperais… Et maintenant tu peux raisonner comme il te plaira ! »

Un silence embarrassant suivit cette sortie. Natacha fut la première à le rompre, en se mettant à défendre son mari, et

  1. En employant le mot : « bount » (révolte) en opposition au « Tugenbund » allemand, Denissow fait un jeu de mot complètement intraduisible. (Note du trad.)