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mieux, mais c’est insuffisant ; les circonstances actuelles exigent autre chose ! »

Une vive irritation s’empara de Rostow, et il allait répliquer, lorsque son regard tomba sur son neveu, dont il avait oublié la présence.

« Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il avec colère.

— Laisse-le, dit Pierre en prenant la main du garçon dans la sienne et en poursuivant son thème : Oui, je leur ai même dit plus… Lorsqu’on s’attend à la voir se rompre, cette corde trop tendue, lorsqu’on sent que la catastrophe est imminente, on s’unit, on se groupe, et l’on agit ensemble pour résister au bouleversement général. Tout ce qui est jeune et vigoureux est attiré là-bas sous mille prétextes et ne tarde pas à s’y dépraver : l’un se perd par les femmes, l’autre par les faveurs, le troisième par la vanité, le quatrième se laisse corrompre par l’argent, et tous passent dans « l’autre camp ». Il ne restera plus bientôt de gens indépendants comme vous et moi… Élargissez le cercle, leur ai-je dit… Que notre mot de ralliement ne soit pas seulement la vertu, mais aussi l’indépendance et l’activité !

— Et quel sera donc le but de cette activité ? s’écria Rostow, qui, enfoncé dans un fauteuil, écoutait Pierre avec une mauvaise humeur croissante… Dans quelle situation vous placera-t-elle par rapport au gouvernement ?

— Dans la situation de ses aides et de ses conseils, et la société qui se formerait sur ces bases n’aurait, à la rigueur, nul besoin d’être secrète. Si le gouvernement consentait à la reconnaître, les conservateurs qui en feraient partie ne seraient pas ses ennemis, mais de loyaux et vrais gentilshommes dans toute l’acception du mot. Nous serions là pour empêcher les Pougatchew de nous couper le cou, et les Araktchéïew de nous exiler aux colonies militaires ; nous nous liguerions dans l’unique intention de veiller au bien général et à la sécurité de chacun.

— À merveille, mais, du moment que la société est secrète, elle est nuisible et ne peut dès lors qu’engendrer le mal.

— Pourquoi donc ? On dirait en vérité que le « Tugendbund » qui a sauvé l’Europe (on n’osait pas encore, à cette époque, en faire honneur à la Russie) a fait naître le mal ? N’est-il pas au contraire l’alliance de la vertu, de l’amour, de l’assistance mutuelle, la mise en action, en un mot, des paroles de Jésus-Christ sur la croix ? »