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jadis lui voir épouser Nicolas, et cependant je pressentais que cela n’aurait jamais lieu. Elle est la « fleur stérile » de l’Écriture, mais parfois il me semble qu’elle ne sent pas comme nous deux nous aurions senti. »

Bien que la comtesse Marie objectât à Natacha que ces paroles de l’Évangile avaient une autre signification, elle ne pouvait s’empêcher, en regardant Sonia, de donner raison à sa belle-sœur. Sonia semblait effectivement se résigner à son sort de « fleur stérile », et ne pas se rendre compte de tout ce qu’il y avait de pénible dans sa situation. On aurait dit qu’elle s’était attachée au groupe de la famille plus qu’aux individus, et qu’elle tenait au foyer comme le chat du logis.

Elle soignait la comtesse, caressait les enfants, et se montrait toujours prête à rendre tous les services imaginables, ce qu’on acceptait, il faut bien le dire, comme une chose toute naturelle, et sans grande reconnaissance. La propriété de Lissy-Gory avait été réparée, mais n’était plus tenue sur le même pied que du vivant du vieux prince. Les nouvelles constructions, faites du temps où l’argent manquait encore, étaient des plus simples : bâtie en bois sur les anciens fondements de pierre, la maison d’habitation était d’ailleurs vaste et spacieuse ; ses planchers peints, et son modeste mobilier, avec ses divans mal rembourrés, ses fauteuils, ses chaises, et ses tables en bois de bouleau, étaient l’ouvrage des menuisiers indigènes. Les chambres d’amis n’y manquaient pas : aussi toute la parenté des Rostow et des Bolkonsky s’y réunissait-elle souvent. Ils y passaient des mois entiers avec leur famille et leurs nombreux domestiques, et, les jours de naissance et de nom des propriétaires, une centaine d’invités y faisaient leur apparition pour un ou deux jours. Le reste de l’année, la vie calme et régulière de tous les jours s’écoulait doucement au milieu des occupations habituelles, entrecoupées de déjeuners, de dîners et de soupers, dont les produits de Lissy-Gory faisaient tous les frais.

V

Natacha s’était mariée au printemps de l’année 1813 ; en 1820, elle avait trois filles, et nourrissait en ce moment un fils, son dernier-né. Elle avait pris de l’embonpoint, et l’on aurait eu