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Mais la princesse Marie ne voyait plus en lui que l’homme qu’elle avait connu et aimé, et c’est avec cet homme qu’elle renoua la conversation.

« J’avais pensé que vous me permettriez de vous exprimer…, dit-elle avec hésitation : mes relations avec vous et les vôtres étaient devenues telles, qu’il me semblait qu’un témoignage de sympathie de ma part ne pouvait vous offenser : il paraît que je me suis trompée, ajouta-t-elle d’une voix tremblante… Je ne sais pourquoi vous étiez tout autre auparavant, et je…

— Ah ! il y a mille raisons à cela, répondit Nicolas en appuyant sur ce dernier mot. Merci, princesse, ajouta-t-il tout bas, croyez-moi, c’est parfois bien lourd à porter !

— C’est donc cela, c’est donc cela, se dit en tressaillant de joie la princesse Marie. Ce n’est donc pas seulement cet honnête et loyal regard, cet extérieur charmant que j’ai aimé en lui, j’avais deviné toute la noblesse de son âme… C’est donc parce qu’il est pauvre et que je suis riche… C’est donc cela… car autrement… »

Alors, se souvenant de la tendre sympathie qu’elle lui avait laissé entrevoir, et examinant sa bonne et mélancolique figure, elle comprit à n’en plus douter la raison de son apparente froideur.

« Pourquoi donc, comte, pourquoi ? s’écria-t-elle tout à coup en se rapprochant de lui involontairement ; pourquoi ? vous devez me le dire. »

Il garda le silence.

« Je ne sais pas, comte, je ne connais pas vos raisons, mais je sais que, moi aussi, je souffre et je vous l’avoue… pourquoi me priver alors de votre bonne amitié ? »

Et des pleurs brillèrent dans ses yeux.

« J’ai si peu de bonheur dans la vie que toute perte m’est sensible… Pardonnez-moi, adieu ! »

Elle fondit en larmes et fit quelques pas pour sortir.

« Princesse ! Au nom du ciel, un instant ! » Il l’arrêta. Elle se retourna, leurs regards se rencontrèrent en silence, la glace était rompue, et ce qui leur semblait tout à l’heure encore impossible devint pour eux une réalité prochaine et inévitable.