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plir un devoir de politesse, et elle se promit de ne pas sortir de la réserve la plus absolue. Aussi, au bout des dix minutes exigées par les convenances, et consacrées aux questions banales sur la santé de la comtesse et sur les dernières nouvelles du jour, Nicolas se leva, et s’apprêta à prendre congé. Grâce à Mlle Bourrienne, la princesse Marie avait jusque-là très bien soutenu la conversation, mais, à ce moment, fatiguée de parler de ce qui l’intéressait si peu, et revenant par un rapide enchaînement d’idées à son isolement et au peu de joies qu’elle avait en ce monde, elle se laissa involontairement aller à une silencieuse rêverie, les yeux fixés devant elle, sans remarquer le mouvement que venait de faire Nicolas. Celui-ci eut tout d’abord l’air de ne pas s’en apercevoir et échangea quelques mots avec Mlle Bourrienne, mais, la princesse continuant à rester immobile et rêveuse, il fut forcé de la regarder et ne put se méprendre sur la douleur qu’exprimaient ses traits délicats.

Il lui sembla entrevoir confusément qu’il en était la cause, et ne sut comment s’y prendre pour lui témoigner un peu d’intérêt.

« Adieu, princesse, » lui dit-il.

Elle sembla se réveiller et soupira en rougissant.

« Pardon, murmura-t-elle, vous partez déjà ? Eh bien, adieu !

— Et le coussin que vous avez fait pour la comtesse ? Je vais vous l’apporter, » dit Mlle Bourrienne en sortant de la chambre.

Un silence embarrassant s’établit entre eux deux.

« Oui, dit enfin Nicolas avec un sourire de tristesse, ne croirait-on pas, princesse, que notre première rencontre à Bogoutcharovo a eu lieu hier, et cependant que d’événements se sont passés depuis !… Nous nous imaginions être bien malheureux alors ; eh bien ! je donnerais beaucoup pour en revenir là, mais ce qui est passé ne revient plus. »

La princesse Marie avait fixé sur lui son doux et profond regard en cherchant à pénétrer le sens caché de ces paroles.

« C’est vrai, dit-elle, vous n’avez pourtant rien à regretter dans le passé, et si je comprends votre vie actuelle, elle vous laissera aussi un bon souvenir de dévouement et d’abnégation…

— Je ne saurais accepter vos louanges, dit-il vivement, car je m’adresse constamment des reproches, et… Pardon, ce sujet ne peut vous intéresser, » continua-t-il en redevenant, à ces mots, froid et calme comme à son entrée.