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verras au moins quelqu’un, car tu dois mourir d’ennui avec nous autres.

— Je n’y tiens pas, maman.

— Je ne te comprends pas, mon ami : tantôt tu veux voir du monde, tantôt tu t’y refuses.

— Mais je n’ai jamais dit que je m’ennuyais, repartit Nicolas.

— Comment ! N’as-tu pas dit tout à l’heure que tu ne voulais pas la voir ? C’est une fille de beaucoup de mérite, tu as toujours eu de la sympathie pour elle, et aujourd’hui, par je ne sais quelle raison… on me cache toujours tout.

— Mais pas le moins du monde, maman.

— Je t’aurais compris si je te demandais de faire une démarche désagréable, mais je ne te demande que de rendre une visite que la politesse exige… Je ne m’en mêlerai plus, puisque tu as des secrets pour moi.

— J’irai si vous le voulez.

— Cela m’est parfaitement égal, c’est pour toi seul que je le désire. »

Nicolas soupirait, mordait sa moustache, étalait les cartes et s’efforçait de distraire l’attention de sa mère, mais, le lendemain et les jours suivants, elle revenait sur le même sujet. La froide réception de Nicolas avait froissé la princesse Marie dans son amour-propre, et elle se disait : « J’avais raison de ne pas vouloir faire cette visite… Au fond, je n’en attendais pas autre chose… Après tout, je suis allée voir la pauvre vieille, qui avait toujours été excellente pour moi. » Mais ces réflexions ne parvenaient pas à calmer le regret qu’elle éprouvait en songeant à l’accueil que lui avait fait Nicolas. Malgré sa ferme résolution de ne plus retourner chez les Rostow, et d’oublier ce qui s’était passé, elle se sentait involontairement dans une fausse position, et lorsqu’elle cherchait à s’en rendre compte, elle était forcée de s’avouer à elle-même que ses rapports avec Nicolas y étaient pour beaucoup. Son ton sec et poli n’était pas la véritable expression de ses sentiments : il devait cacher un sous-entendu qu’elle aurait voulu à tout prix éclaircir pour retrouver sa tranquillité. On était en plein hiver, lorsqu’un jour qu’elle assistait à une leçon de son neveu, on vint lui annoncer Rostow. Bien décidée à ne pas trahir son secret et à ne pas laisser apercevoir son embarras, elle pria Mlle Bourrienne de l’accompagner au salon. Au premier regard qu’elle jeta sur Nicolas, elle comprit qu’il était simplement venu rem-