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étaler des « patiences » sur la table et à se promener dans sa chambre, en fumant sa pipe en silence. En agissant ainsi, il semblait vouloir préserver de toute atteinte extérieure cette sombre disposition d’esprit, qui seule le rendait capable d’endurer une pareille vie de privations.

II

Au commencement de l’hiver, la princesse Marie arriva à Moscou : les bruits de ville la mirent au courant de la triste position des Rostow. Le fils, disait-on, se sacrifiait à sa mère. « Je m’y attendais ! » se dit la princesse Marie, en voyant dans le dévouement de Nicolas une nouvelle et douce sanction de son amour. Ses rapports intimes, presque de parenté, avec la famille Rostow, lui imposaient le devoir d’aller rendre visite à la comtesse, mais le souvenir du séjour de Nicolas à Voronège lui rendait cette visite pénible. Elle laissa passer quelques semaines avant de la faire. Nicolas fut le premier à la recevoir, car on ne pouvait entrer chez sa mère qu’en traversant sa chambre. À sa vue, le visage de ce dernier exprima, au lieu de la joie qu’elle s’attendait à y lire, une froideur sèche et hautaine. Il s’informa de sa santé, la conduisit près de la comtesse, et les quitta au bout de quelques secondes. La visite terminée, il la reconduisit avec une réserve marquée jusqu’à l’antichambre, et répondit à peine à ses questions sur la santé de sa mère. « Que vous importe ? semblait dire son regard, laissez-moi en paix. »

« Je ne puis souffrir ces dames et leurs amabilités, dit-il à Sonia, lorsque la voiture de la princesse se fut éloignée. Qu’ont-elles besoin de venir ?

— C’est mal à vous de parler ainsi, Nicolas, répondit Sonia en cachant avec peine sa joie. Elle est si bonne, et maman l’aime tant ! » Nicolas garda le silence et aurait voulu oublier cette visite, mais la comtesse y revenait à tout propos ; ne tarissant pas en éloges sur le compte de la princesse Marie, elle insistait pour que son fils lui rendît sa politesse, et exprimait le désir de la voir plus souvent. On sentait que le silence de Nicolas à ce sujet l’irritait.

— Il faut que tu y ailles, c’est une charmante fille… Tu y