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étrille. Un autre valet de chambre, le doigt sur le goulot d’un flacon d’eau de Cologne, en aspergeait le corps bien nourri de son maître, persuadé que lui seul savait combien il fallait de gouttes et comment il fallait les répandre. Les cheveux courts de l’Empereur se plaquaient mouillés sur son front, et sa figure, quoique jaune et bouffie, exprimait un bien-être physique.

« Allez ferme, allez toujours ! » disait-il au valet de chambre, qui redoublait d’efforts.

L’aide de camp qui venait d’entrer pour faire son rapport sur l’engagement de la veille et le nombre des prisonniers, attendait à la porte l’autorisation de se retirer. Napoléon lui jeta un regard en dessous.

« Pas de prisonniers ? répéta-t-il : ils aiment donc mieux se faire écharper ?… Tant pis pour l’armée russe ! — et continuant à faire le gros dos et à présenter ses épaules aux frictions de son valet de chambre : — C’est bien, faites entrer Monsieur de Beausset, ainsi que Fabvier, dit-il à l’aide de camp.

— Oui, Sire, » répondit ce dernier en s’empressant de sortir.

Les deux valets de chambre habillèrent leur maître, en un tour de main, de l’uniforme gros-bleu de la garde, et il se dirigea vers le salon d’un pas ferme et précipité. Pendant ce temps, Beausset avait rapidement déballé le cadeau de l’Impératrice, et l’avait placé sur deux chaises, en face de la porte par laquelle l’Empereur devait entrer ; mais ce dernier avait mis une telle hâte à sa toilette, qu’il n’avait pas eu le temps de disposer convenablement la surprise destinée à Sa Majesté. Napoléon remarqua son embarras, et, feignant de ne pas s’en apercevoir, fit signe à Fabvier d’approcher. Il écouta, les sourcils froncés et sans dire un mot, les éloges que le colonel faisait de ses troupes qui se battaient à Salamanque, à l’autre bout du monde, et qui n’avaient, selon lui, qu’une seule et même pensée : se montrer dignes de leur Empereur, et une seule crainte : celle de lui déplaire ! Cependant le résultat de la bataille n’avait pas été heureux, et Napoléon se consolait en interrompant Fabvier par des questions ironiques, qui prouvaient qu’il ne s’était attendu à rien de mieux en son absence.

« Il faut que je répare cela à Moscou, dit Napoléon… À tantôt, au revoir !… » Et, se retournant vers Beausset, qui avait eu le temps de recouvrir l’envoi de l’Impératrice d’une draperie, il l’appela.

Beausset fit un profond salut à la française, comme seuls