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gnons, dans une immense forêt. Elle lui décrivait, à bâtons rompus, la solitude de la forêt, ses sensations, ses conversations avec le vieux gardien des ruches, et elle s’interrompait à chaque instant pour lui dire : « Non, ce n’est pas ça… je ne puis pas m’exprimer… vous ne me comprenez pas, j’en suis sûre !… » Et malgré les protestations réitérées du prince André elle se désolait de ne pouvoir rendre l’impression exaltée et poétique qu’elle avait ressentie ce jour-là… « Ce vieillard était adorable… et la forêt était si sombre et il avait de si bons yeux !… Non, non, je ne puis pas, je ne sais pas raconter, » ajoutait-elle en devenant toute rouge. Le prince André sourit à ce souvenir, comme il avait souri alors en la regardant : « Je la comprenais alors, pensait-il ; je comprenais sa franchise, l’ingénuité de son âme : oui, c’était son âme que j’aimais en elle, que j’aimais si profondément, si fortement, de cet amour qui me donnait tant de bonheur ! » Et subitement il tressaillit, en se rappelant le dénouement : « Il n’avait guère besoin de tout cela, « lui » ! Il n’a rien vu, rien compris, elle n’était pour « lui » qu’une fraîche et jolie fille qu’il n’a pas daigné lier à son sort, tandis que moi… Et cependant « il » vit encore, et il s’amuse !… » À ce souvenir, il lui sembla qu’on le touchait avec un fer rouge : il se redressa brusquement, se leva et se remit à marcher.

VIII

Le 6 septembre, la veille de la bataille de Borodino, le préfet du palais de l’Empereur des Français, Monsieur de Beausset, et le colonel Fabvier arrivèrent, l’un de Paris, l’autre de Madrid, et trouvèrent Napoléon à son bivouac de Valouïew. Monsieur de Beausset, revêtu de son uniforme de cour, se fit précéder d’un paquet à l’adresse de l’Empereur, qu’il avait été chargé de lui remettre. Pénétrant dans le premier compartiment de la tente, il défit l’enveloppe, tout en s’entretenant avec les aides de camp qui l’entouraient. Fabvier s’était arrêté à l’entrée, et causait au dehors. L’Empereur Napoléon achevait sa toilette dans sa chambre à coucher, et présentait à la brosse du valet de chambre, tantôt ses larges épaules, tantôt sa forte poitrine, avec le frémissement de satisfaction d’un cheval qu’on