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caractère national, si cher à tout cœur russe, elle allait prendre une importance européenne.

Au mouvement des peuples de l’Occident vers l’Orient succédait un mouvement inverse. Cette nouvelle guerre exigeait un nouveau moteur, ayant d’autres mobiles que ceux de Koutouzow. Alexandre Ier était cet homme, aussi nécessaire pour rétablir les limites des territoires et des peuples, que l’autre l’avait été pour le salut et la gloire de la Russie. Koutouzow ne pouvait comprendre ce que signifiaient l’Europe, son équilibre et Napoléon. Il lui semblait à lui, représentant du peuple russe, et russe de cœur, que, du moment où l’ennemi était écrasé, la patrie délivrée et parvenue au pinacle de la gloire, l’œuvre elle-même était terminée. Il ne restait donc plus au représentant de la guerre nationale qu’à mourir, et il mourut !

XIII

Pierre, comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations physiques et de la tension morale qu’il avait éprouvées pendant sa captivité, que lorsqu’elle arriva à son terme. À peine en liberté, il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route pour Kiew, il tomba malade d’une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent les médecins ; cette fièvre l’y retint pendant trois mois. Malgré leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la santé lui revint.

Les jours qui s’écoulèrent entre sa libération et sa maladie ne lui laissèrent aucune impression. Il ne conserva que le souvenir d’un temps gris, sombre, pluvieux, d’un affaissement physique, de douleurs intolérables dans les pieds et dans le côté, d’une suite ininterrompue de malheurs et de souffrances, de la curiosité indiscrète des généraux et des officiers qui le questionnaient, des difficultés qu’il avait eues à trouver une voiture et des chevaux, et par-dessus tout de l’engourdissement moral qui l’avait accablé. Le jour où il fut mis en liberté, il vit passer le corps de Pétia, et apprit également que le prince André venait de mourir à Yaroslaw, dans la maison des Rostow. Denissow, qui lui avait annoncé cette nouvelle, fit, en causant avec lui, allusion à la mort d’Hélène,