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formidable juron, il s’éloigna au bruit des rires et des hourras des soldats, qui rompirent aussitôt leurs rangs.

Sans doute, toutes les paroles du général en chef n’avaient pas été comprises des troupes, et personne n’aurait pu les répéter textuellement ; mais, solennelles au début, et empreintes à la fin d’une simplicité pleine de bonhomie, elles leur allaient droit au cœur, car chacun éprouvait comme lui, avec la conscience de la justice et du triomphe de son droit, le sentiment de compassion pour l’ennemi, si bien exprimé par le juron caractéristique du vieillard ; les cris joyeux des soldats y répondirent, et ne s’arrêtèrent pas de longtemps. Un des généraux s’étant approché ensuite du maréchal pour lui demander s’il ne désirait pas monter en voiture, Koutouzow ne put lui répondre que par un sanglot.

VII

Le crépuscule du 8 novembre, dernier jour de la bataille de Krasnoé, était déjà tombé lorsque les troupes arrivèrent à l’étape. Le temps était toujours calme, il gelait, et, à travers les rares flocons de neige qui voltigeaient en l’air, on apercevait le bleu sombre du ciel étoilé.

Le régiment d’infanterie de ligne qui avait quitté Taroutino au nombre de 3 000 hommes arriva un des premiers, réduit à 900, au village où il devait passer la nuit. Les fourriers déclarèrent que toutes les isbas étaient occupées par les malades et les morts, les états-majors et les soldats de cavalerie. Une seule était libre pour le commandant du régiment, qui s’y rendit aussitôt, pendant que les soldats traversaient le village et mettaient leurs fusils en faisceaux en face des dernières maisons.

Semblable à un énorme polype à mille bras, le régiment s’occupa à l’instant d’arranger sa tanière et de pourvoir à sa nourriture. Une partie des soldats se dirigea, en s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, vers un petit bois de bouleaux, à droite de la route, et l’on y entendit aussitôt retentir les chansons et le bruit des haches qui coupaient les branches. L’autre partie s’agitait autour des fourgons et en tirait les marmites, les biscuits et le fourrage pour les chevaux, déjà atta-