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des choses tout ordinaires. Il écrivait à ses filles, à Mme de Staël, lisait des romans, aimait la société des jolies femmes, plaisantait avec les généraux, les officiers, les soldats, et ne contredisait jamais une opinion contraire à la sienne. Lorsque le comte Rostoptchine lui adressa des reproches tout personnels pour avoir abandonné Moscou, en lui rappelant sa promesse de ne pas le livrer sans bataille, Koutouzow lui répondit :

« C’est ce que j’ai fait. » Et cependant Moscou était déjà abandonné ! Lorsque Araktchéïew vint lui dire de la part de l’Empereur qu’il fallait nommer Yermolow commandant de l’artillerie, Koutouzow répondit :

« C’est ce que je venais de dire, » bien qu’un moment avant il eût dit tout le contraire ! Que lui importait à lui, qui, seul au milieu de cette foule inepte, se rendait compte des conséquences immenses de l’événement, que ce fût à lui ou au comte Rostoptchine qu’on imputât les malheurs de la capitale ? et que lui importait surtout la nomination de tel ou tel chef d’artillerie ?

Dans ces circonstances, comme dans toutes les autres, ce vieillard, arrivé par l’expérience de la vie à la conviction que les paroles ne sont pas les véritables moteurs des actions humaines, en prononçait souvent qui n’avaient aucun sens, les premières qui lui venaient à l’esprit. Mais cet homme qui attachait si peu d’importance à ses paroles, n’en a jamais prononcé une seule, pendant toute sa carrière active, qui ne tendît au but qu’il voulait atteindre. Involontairement cependant, et malgré la triste certitude qu’il avait de ne pas être compris, il lui est arrivé plus d’une fois d’exprimer nettement sa pensée, et cela dans des occasions bien différentes les unes des autres. N’a-t-il pas toujours soutenu, en parlant de la bataille de Borodino, première cause des dissentiments entre lui et son entourage, que c’était une victoire ? Il l’a dit, il l’a écrit dans ses rapports et répété jusqu’à sa dernière heure. N’a-t-il pas aussi déclaré que la perte de Moscou n’était pas la perte de la Russie ? et, dans sa réponse à Lauriston, n’a-t-il pas affirmé que la paix n’était pas possible, du moment qu’elle était contraire à la volonté nationale ? N’a-t-il pas été le seul, pendant la retraite, à envisager nos manœuvres comme inutiles, persuadé que tout se terminerait de soi-même, mieux que nous ne pouvions le désirer ; qu’il fallait faire à l’ennemi « un pont d’or » ; que les combats de Taroutino, de Viazma, de Krasnoé étaient inopportuns ; qu’il fallait atteindre la frontière avec le plus de forces possible, et que pour dix Français il ne sacrifie-