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CHAPITRE VI

I

Lorsqu’un homme voit mourir un animal quelconque, il est pris d’un sentiment involontaire de terreur, car il assiste à l’anéantissement d’une fraction de cette nature animale à laquelle il appartient ; mais, lorsqu’il s’agit d’un être aimé, on ressent, en dehors de la terreur causée par le spectacle de la destruction, un déchirement intérieur, et cette blessure de l’âme tue ou se cicatrise, comme une blessure ordinaire ; mais elle reste toujours sensible, et frissonne au moindre attouchement.

La princesse Marie et Natacha en firent l’une et l’autre la triste expérience après la mort du prince André. Moralement courbées et affaissées sous l’influence du nuage menaçant de la mort qu’elles avaient vue si longtemps planer sur leurs têtes, elles n’osaient plus regarder la vie en face, et elles ne retrouvaient un peu de force que pour protéger leur plaie, toujours saignante, contre les douloureuses impressions du dehors. Tout, jusqu’au roulement de la voiture dans la rue, l’annonce du dîner, la question de la femme de chambre au sujet de la robe qu’il fallait mettre, ou, ce qui était pis encore, un mot banal, un intérêt trop faiblement exprimé, irritait leur blessure, car tout cela les empêchait de plonger leurs regards dans ce lointain mystérieux qu’elles avaient entrevu pendant quelques secondes. Tout cela semblait insulter à ce calme profond qui leur était si nécessaire à toutes deux, pour se reprendre à écouter les chants de ce chœur solennel et terrible qui n’avaient pas encore cessé de vibrer dans leur imagination. Elles échangeaient peu de paroles, mais elles éprouvaient une