Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

route, et dont la capture, même celle de leur Empereur et de leurs généraux, n’aurait fait qu’embarrasser l’action des poursuivants. L’idée de couper la retraite à Napoléon était aussi peu sensée qu’impraticable, car l’expérience nous prouve que jamais un mouvement de colonne exécuté pendant une bataille, à cinq verstes de distance, ne concorde, à point nommé, avec le plan primitif. On a beau s’imaginer bénévolement que Tchitchagow, Koutouzow et Wittgenstein se rencontreraient à l’heure dite, à l’endroit désigné par avance, c’était en réalité aussi invraisemblable qu’impossible ; Koutouzow le sentait bien, lorsque, en recevant le plan qu’on lui envoyait de Saint-Pétersbourg, il disait que les dispositions faites à distance n’avaient jamais le résultat qu’on en attendait. Quant à l’expression militaire de « couper une retraite », c’est également un non-sens, et rien de plus : on coupe un morceau de pain, on ne coupe pas une armée. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, on ne peut ni couper une armée, ni lui barrer le chemin, car il y a toujours moyen de faire un détour, et messieurs les tacticiens devraient savoir, par l’exemple de Krasnoé et de la Bérésina, combien la nuit est favorable aux mouvements imprévus. Quant aux prisonniers, on ne prend que ceux qui le veulent bien, comme l’hirondelle qui ne se laisse attraper que lorsqu’elle se pose sur la main, ou comme les Allemands qui se rendent méthodiquement, selon toutes les règles de la stratégie et de la tactique. Quant aux Français, ils pensaient avec raison qu’il n’y avait pas plus d’avantage pour eux d’un côté que de l’autre, car, prisonniers ou fuyards, ils n’avaient d’autre perspective que de mourir de froid ou de faim. Dans sa marche de Taroutino à Krasnoé, l’armée russe, sans livrer un seul combat, perdit 50 000 hommes en malades et traînards. Pendant cette période de la campagne, nos troupes, manquant de vivres, de chaussures, de vêtements, bivouaquaient des mois entiers dans la neige, par quinze degrés de froid ; les jours n’avaient que sept ou huit heures de durée, les nuits étaient sans fin, il n’y avait plus, par conséquent, de discipline, puisqu’elles luttaient à tout instant contre la mort et les souffrances. Là-dessus les historiens se contentent de vous dire que Miloradovitch aurait dû exécuter une marche de flanc pendant que Tormassow en aurait fait une autre de son côté, et que Tchitchagow se serait avancé (ayant de la neige au-dessus des genoux) pour refouler et culbuter l’ennemi. Que ne nous disent-ils plutôt que ceux qui mouraient ainsi de froid et de faim