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Ce fait, qui, en langue vulgaire, serait tout simplement taxé de lâcheté, et qu’on apprend aux enfants à mépriser, est représenté par les historiens comme quelque chose de grand et de marqué au coin du génie. Et quand ils sont à bout d’arguments pour justifier une action contraire à tout ce que l’humanité reconnaît de bon et de juste, ils évoquent solennellement la notion de la grandeur, comme si elle pouvait exclure la notion du bien et du mal. S’il était possible de partager leur manière de voir, il n’y aurait donc rien de mal pour celui qui est « grand », et aucune atrocité ne pourrait lui être reprochée. « C’est grand ! » disent les historiens, et cela leur suffit. Le bien et le mal n’existent pas pour eux, il n’y a que « ce qui est grand et ce qui ne l’est pas », et « le grand » est pour eux la marque essentielle de certains personnages qu’ils décorent du nom de héros ! Quant à Napoléon, qui s’enveloppe de sa fourrure et s’éloigne à fond de train de tous ceux qu’il a emmenés avec lui, et dont la perte est en train de se consommer, il se dit, lui aussi, en toute tranquillité, que « c’est grand ! » Et parmi tous ceux qui depuis cinquante ans l’appellent : Napoléon « le Grand », il n’y en a pas un qui comprenne qu’admettre « la grandeur » en dehors des lois éternelles du bien et du mal équivaut à reconnaître son infériorité et sa petitesse morale ! À notre avis, la mesure du bien et du mal, donnée par le Christ, doit s’appliquer à toutes les actions humaines, et il ne saurait y avoir de « grandeur » là où il n’y a ni simplicité, ni bonté, ni vérité !

XVIII

Quel est celui de nous autres Russes qui, en lisant la description de la dernière partie de la campagne de 1812, n’a pas éprouvé un sentiment de pénible et vague dépit ? Qui ne s’est demandé comment notre armée, après avoir accepté la bataille de Borodino, lorsqu’elle était inférieure en nombre à celle des Français, n’avait pas pu, après les avoir cernés de trois côtés à la fois, leur couper la retraite et les faire tous prisonniers ; car, mourant de froid et de faim, ils se rendaient par détachements entiers… L’histoire (du moins celle qui s’accorde ce titre) nous répond qu’il faut en rendre responsables Koutouzow, Tormas-