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coup de soldats jettent leurs cartouches et leurs armes. Dans cet état de choses, l’intérêt du service de Votre Majesté exige, quelles que soient ses vues ultérieures, qu’on rallie l’armée à Smolensk, en commençant à la débarrasser des non-combattants, tels que les hommes démontés, et des bagages inutiles et du matériel de l’artillerie, qui n’est plus en proportion avec les forces actuelles. En outre, deux jours de repos, des subsistances sont nécessaires aux soldats, qui sont exténués par la faim et la fatigue ; beaucoup sont morts ces derniers jours sur la route et dans les bivouacs. Cet état de choses va toujours en s’aggravant, et donne lieu de craindre que, si l’on n’y apporte un prompt remède, on ne soit plus maître des troupes dans un combat. — Le 9 novembre, à trente verstes de Smolensk[1].

En entrant dans Smolensk, qui était pour eux la terre promise, les Français s’entretuent pour s’arracher les vivres, pillent leurs propres magasins, et, cette dévastation une fois accomplie, ils reprennent leur retraite sans même savoir où elle s’arrêtera, et pourquoi ils la reprennent. Napoléon, ce génie, qui ne se connaissait pas de maître, ne le savait pas davantage. Malgré tout, son entourage et lui-même continuaient à observer l’étiquette usitée en écrivant des lettres, des rapports, des ordres du jour. On s’appelait : « Sire, mon cousin, prince d’Eckmühl, ou roi de Naples »… Mais ces rapports et ces ordres du jour étaient lettres mortes. Personne ne les exécutait, parce qu’ils étaient inexécutables, et, malgré les titres pompeux dont ils faisaient parade, chacun d’eux sentait qu’il avait beaucoup à se reprocher et que le moment de l’expiation était venu. Aussi, en dépit des soins qu’ils semblaient accorder à l’armée, chacun en réalité ne pensait qu’à soi, à fuir au plus vite, et à se sauver, si c’était possible.

XVI

Les mouvements des armées russe et française, pendant cette retraite de Moscou au Niémen, rappellent le jeu de colin-maillard lorsqu’on bande les yeux à deux des joueurs, et que l’un d’eux fait tinter sa clochette pour avertir celui qui doit

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)