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un cosaque comptait les prisonniers, et marquait les centaines d’un trait de craie sur le battant de la porte cochère.

« Combien ? demanda Dologhow.

— La seconde centaine, répondit le cosaque.

— Filez, filez ! » disait Dologhow, qui avait emprunté cette expression aux Français, et un éclair de cruauté jaillissait de ses yeux lorsqu’ils se croisaient avec ceux des prisonniers.

Denissow, la tête découverte, suivait d’un air sombre et accablé les cosaques qui portaient le corps de Pétia, pour le déposer dans la fosse qu’ils avaient creusée au fond du jardin.

XV

À partir du 28 octobre, lorsque les froids commencèrent, la retraite des Français prit un caractère plus tragique. Le nombre des hommes gelés ou se chauffant à en mourir aux feux des bivouacs augmenta de jour en jour.

De Moscou à Viazma, on ne comptait plus que 36 000 hommes des 73 000, non compris la garde, qui pendant toute la guerre n’avaient fait que piller. La suite devait correspondre mathématiquement à ce commencement : l’armée française diminuait dans la même proportion de Viazma à Smolensk, de Smolensk à la Bérésina et de la Bérésina à Vilna, indépendamment de l’intensité du froid, de la poursuite des Russes, des obstacles imprévus, ou de toute autre circonstance prise isolément. À partir de Viazma, les trois colonnes se fondirent en une masse confuse qui marcha ainsi jusqu’à la fin. Berthier écrivait à son souverain ce qui suit (et l’on sait à quel point les chefs se permettent de s’écarter de la vérité lorsqu’ils décrivent la situation d’une armée) :

« Je crois devoir faire connaître à Votre Majesté l’état de ses troupes dans les différents corps d’armée que j’ai été à même d’observer depuis deux ou trois jours dans différents passages. Elles sont presque débandées. Le nombre des soldats qui suivent les drapeaux est en proportion du quart au plus dans presque tous les régiments ; les autres suivent isolément différentes directions, chacun pour son compte, dans l’espérance de trouver des subsistances et pour se débarrasser de la discipline. En général ils regardent Smolensk comme le point où ils doivent se refaire. Ces derniers jours on a remarqué que beau-