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pour la première fois le sol russe, et que les troupes s’y battaient avec un élan que je ne leur avais jamais vu ! Bien que nous eussions tenu vaillamment pendant deux jours, et que ce succès eût décuplé nos forces, il n’en a pas moins ordonné la retraite, et alors tous nos efforts et toutes nos pertes se sont trouvées inutiles !… Il ne pensait certes pas à trahir, il avait fait tout pour le mieux, il avait tout prévu : mais c’est justement pour cela qu’il ne vaut rien ! Il ne vaut rien parce qu’il pense trop, et qu’il est trop minutieux, comme le sont tous les Allemands. Comment te dirai-je ?… Admettons que ton père ait auprès de lui un domestique allemand, un excellent serviteur qui, dans son état normal de santé, lui rend plus de services que tu ne pourrais le faire… Mais que ton père tombe malade, tu le renverras, et, de tes mains maladroites, tu soigneras ton père, et tu sauras mieux calmer ses douleurs qu’un étranger, quelque habile qu’il soit. C’est la même histoire avec Barclay ; tant que la Russie se portait bien, un étranger pouvait la servir, mais, à l’heure du danger, il lui faut un homme de son sang ! Chez vous, au club, n’avait-on pas inventé qu’il avait trahi ? Eh bien, que résultera-t-il de toutes ces calomnies ? On tombera dans l’excès opposé, on aura honte de cette odieuse imputation, et, pour la réparer, on en fera un héros, ce qui sera tout aussi injuste. C’est un Allemand brave et pédant… et rien de plus !

— Pourtant, dit Pierre, on le dit bon capitaine.

— Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit le prince André.

— Mais enfin, dit Pierre, un bon capitaine c’est celui qui ne laisse rien au hasard, c’est celui qui devine les projets de son adversaire…

— C’est impossible ! s’écria le prince André, comme si cette question était résolue pour lui depuis longtemps. Pierre le regarda étonné.

— Pourtant, répliqua-t-il, la guerre ne ressemble-t-elle pas, dit-on, à une partie d’échecs ?

— Avec cette petite différence, reprit le prince André, qu’aux échecs rien ne te presse, et que tu prends ton temps, tout à l’aise… Et puis, le cavalier n’est-il pas toujours plus fort que le pion, et deux pions plus forts qu’un, tandis qu’à la guerre un bataillon est parfois plus fort qu’une division, et parfois plus faible qu’une compagnie ? Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dé-