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manteau, avait en effet raconté aux soldats, de sa voix douce mais affaiblie par la maladie, une histoire que Pierre lui avait souvent entendu répéter. Il était plus de minuit, c’était l’heure où la fièvre le quittait et où il redevenait gai comme d’habitude. À la vue de cette figure pâle et amaigrie, vivement éclairée par le feu du bivouac, Pierre eut un serrement de cœur. Embarrassé de sa compassion pour cet homme, il voulut se retirer, mais, comme il n’y avait point d’autre feu allumé, force lui fut de s’asseoir à côté de lui.

« Eh bien, comment vas-tu ? lui demanda-t-il sans le regarder.

— Pleurer sur sa maladie ne fera pas venir la mort, » dit Karataïew en reprenant son récit.

Pierre, comme nous l’avons déjà dit, le connaissait par cœur, le petit soldat le contait toujours avec une satisfaction particulière. Il y prêta néanmoins une attention toute nouvelle. Il s’agissait d’un vieux et honnête marchand, vivant avec sa famille dans la crainte de Dieu, qui un jour se mit en route avec un de ses amis pour aller en pèlerinage. Ils s’arrêtèrent dans une auberge pour y passer la nuit, et le lendemain matin l’ami du marchand fut trouvé assassiné et volé ; un couteau ensanglanté, découvert sous l’oreiller du marchand, le fit mettre en jugement : il fut condamné à passer par les verges, à avoir les narines arrachées, et à être envoyé aux travaux forcés, « comme cela se devait, » dit Karataïew.

« Et voilà, mes amis, que, pendant une dizaine d’années et plus, le vieillard vit aux galères, ne fait rien de mal et se soumet, comme ce doit être, sans cesser pourtant de demander la mort au bon Dieu. Eh bien ! un soir les forçats, réunis comme nous sommes dans ce moment, se mirent à se raconter l’un à l’autre pourquoi ils avaient été condamnés, en quoi ils avaient péché devant Dieu. L’un se confessait d’avoir tué une âme, l’autre deux, celui-ci d’avoir incendié, celui-là d’avoir déserté ; on s’adressa au vieillard : « Et toi, grand-père, pourquoi souffres-tu ? — Moi, mes enfants, répondit-il, c’est pour mes péchés et ceux des autres. Je n’ai ni tué, ni pris le bien d’autrui, je donnais du mien au prochain quand il était pauvre. Je suis, mes petits amis, un marchand, et j’avais de grandes richesses… » Et voilà qu’il leur raconte tout en détail comment la chose s’est passée : « Je ne me plains pas, dit-il, car c’est sans doute Dieu qui m’a envoyé ici ; mais c’est ma pauvre femme et mes enfants que je regrette… » Et voilà le vieillard qui se met à pleurer… Ne voilà-t-il pas que parmi