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un état effrayant, il finit par ne plus les regarder, et n’y songea plus. Ce fut alors seulement qu’il apprécia à toute sa valeur la force de résistance vitale de l’homme, la bienfaisante influence du changement de lieu, et la distraction qu’il apporte avec lui, semblable à la soupape de sûreté d’une machine à vapeur, qui en laisse échapper le trop-plein lorsque la mesure normale est dépassée. Il n’entendait pas fusiller les prisonniers qui restaient en arrière, bien qu’une centaine au moins eussent déjà péri de cette façon. Il ne pensait plus à Karataïew, qui s’affaiblissait chaque jour davantage, et à qui le même sort était sans doute réservé : encore moins pensait-il à lui-même. Plus sa situation devenait précaire, plus l’avenir était sombre, plus ses réflexions et ses pensées étaient consolantes et douces, et plus son esprit s’isolait de tout ce qui l’entourait et se passait autour de lui !

XII

Le 22 octobre, dans la journée, Pierre gravissait une montée par une route boueuse et glissante ; ses yeux, fixés sur les inégalités du terrain, se portaient de temps en temps sur ses compagnons d’infortune. Le petit chien aux jambes torses gambadait gaiement le long de la route, en sautant parfois comme d’habitude sur trois pattes, et en s’élançant ensuite, sur les quatre à la fois, à la poursuite de corbeaux installés sur une charogne. On en voyait de tous côtés, de différentes sortes et à différents degrés de décomposition, depuis le cheval jusqu’à l’homme. Les loups, empêchés d’en approcher par le passage continuel des troupes, laissaient « le Gris » se livrer en toute liberté à ses fantaisies vagabondes. La pluie ne cessait de tomber depuis le matin, et si elle s’arrêtait un instant, ce n’était que pour retomber plus drue après chaque éclaircie. La terre, complètement détrempée, ne pouvait plus l’absorber, et elle s’écoulait en mille petits ruisseaux. Pierre comptait ses pas sur ses doigts, et, s’adressant à la pluie, il lui disait mentalement : « Encore, encore, mouille-moi bien ! »

Il lui semblait qu’il ne pensait à rien ; mais son âme veillait et méditait, et d’un simple récit fait la veille par Karataïew elle tirait un grand enseignement. Karataïew, enveloppé de son