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partie. Aussi, à dater du 22 octobre, ne suivaient-ils plus les mêmes troupes qu’à leur sortie de Moscou. Une partie du train de subsistances qui, pendant les premiers jours, formait l’arrière-garde de l’armée, fut enlevée par les cosaques, et le reste les devança. L’artillerie, qui les précédait dans le principe, se trouvait maintenant remplacée par les énormes fourgons de bagages du maréchal Junot, escortés par un détachement de Westphaliens. Les troupes qui, jusqu’à Viazma, marchaient en trois colonnes, avançaient maintenant pêle-mêle, et le désordre, dont Pierre avait aperçu les symptômes à la première étape, était arrivé à son comble. Les deux côtés du chemin étaient jonchés de cadavres de chevaux ; des hommes en haillons, des traînards de différentes armes, tantôt se joignaient à eux, tantôt restaient en arrière. De fausses alertes leur avaient plus d’une fois causé des paniques indescriptibles. Les soldats du convoi tiraient au hasard, se jetaient les uns sur les autres, et se bousculaient en s’injuriant, et en s’en prenant à leurs camarades de leurs folles terreurs. Les bagages de la cavalerie et ceux de Junot formaient encore, avec les prisonniers, un certain ensemble ; mais cet ensemble fondait rapidement de jour en jour. Les cent vingt charrettes du convoi se réduisaient à une soixantaine ; le reste avait été enlevé ou abandonné, et trois des fourgons de Junot avaient été pillés par des hommes du corps de Davout. Pierre avait entendu dire aux Allemands que ce convoi était gardé par un plus grand nombre de sentinelles que celui des prisonniers, et qu’un de leurs compatriotes avait été fusillé sur l’ordre du maréchal lui-même, parce qu’on avait trouvé sur lui une cuiller à ses armes. Le chiffre des prisonniers avait sensiblement diminué : de trois cent trente qu’ils étaient à la sortie de Moscou, on n’en comptait plus que cent, qui, à eux seuls, donnaient plus de soucis aux soldats de l’escorte que les fourgons de cavalerie et ceux de Junot. S’ils comprenaient qu’il fallait veiller sur les voitures de bagages, en revanche, affamés et transis comme ils étaient, il leur paraissait encore plus pénible, et même odieux, de garder à vue des Russes, aussi affamés et aussi transis qu’eux, qui mouraient comme des mouches, et qu’ils avaient ordre de fusiller à la première tentative d’évasion. Dans la crainte de se laisser aller à un sentiment de compassion qui aurait pu empirer leur propre situation, ils les traitaient plus durement encore que de coutume. À Dorogobouge, les soldats de l’escorte enfermèrent les prisonniers dans