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vaux et au bruit du sabre sur la pierre. Pétia entendit tout à coup un admirable orchestre qui jouait un hymne inconnu, d’une beauté et d’une douceur ineffables. Musicien à l’égal de Natacha, et bien plus que Nicolas, il n’avait cependant jamais appris une seule note et n’y avait même jamais songé. Aussi ces mystérieux motifs, en envahissant soudain son cerveau et son âme, lui parurent-ils pleins de charme et d’enivrante poésie. La musique devenait de plus en plus distincte. C’était ce que les spécialistes auraient appelé « une fugue », Pétia n’avait pas la moindre idée de ce que c’est qu’une fugue. La mélodie, reprise tantôt par un violon, tantôt par un cor aux sons plaintifs et séraphiques se perdait, inachevée, dans le chœur, d’où elle s’élançait de nouveau pour se fondre dans un merveilleux ensemble, en un chant grave et solennel, ou triomphant et victorieux… « Mais je rêve ! se dit Pétia en perdant presque l’équilibre ; ce sont sans doute mes oreilles qui tintent… ou peut-être ne suis-je pas le maître de cet orchestre invisible ?… Oh ! reviens, reviens, chante encore !… » Il referma les yeux, et les sons de l’hymne, qui se rapprochaient et s’éloignaient tour à tour, vibrèrent de nouveau à ses oreilles… « Dieu, que c’est beau ! » se disait Pétia en essayant de diriger le céleste orchestre… « Doucement, plus doucement à présent !… » et les sons lui obéissaient… « Et maintenant, plus vite, plus gaiement, avec ensemble !… » et les sons, grandissant en puissance, semblaient surgir des profondeurs de l’espace… « À vous, les voix ! » ordonna Pétia, et des voix d’hommes et de femmes, d’abord presque insaisissables, s’élevèrent graduellement avec une imposante énergie. À cette marche triomphale s’unissaient le chant des instruments, le bruit de la goutte d’eau qui tombait, le grincement du sabre, les hennissements des chevaux, sans que ce merveilleux et gigantesque ensemble en fût un moment troublé. Pétia en écoutait, avec un ravissement mêlé de terreur, les sublimes harmonies, et il ne sut jamais combien de temps elles durèrent ! Il était encore sous le charme, et regrettait de n’avoir auprès de lui personne à qui faire partager son bonheur, lorsque la voix de Likhatchow le réveilla brusquement.

« C’est prêt, Votre Noblesse ; vous pourrez maintenant fendre avec, au moins deux Français ! »

Pétia secoua sa torpeur. Un jour grisâtre perçait à travers les branches dénudées, et les chevaux, invisibles jusque-là, émergeaient peu à peu de la brume. Pétia, sautant à bas du