Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les prisonniers, et l’attention de Pétia fut détournée de lui par l’arrivée de Dologhow. Il avait beaucoup entendu parler de la bravoure et de la cruauté de ce dernier à l’égard des Français : aussi avait-il constamment les yeux braqués sur lui, depuis qu’il était entré dans la chambre. L’extérieur de Dologhow frappa Pétia par son irréprochable correction. Tandis que Denissow portait le « tchèkmène »[1], toute sa barbe et sur la poitrine l’image de saint Nicolas le Thaumaturge, en faisant ressortir ainsi, par toute sa façon d’être, le rôle exceptionnel qu’il remplissait en ce moment, Dologhow, qui jadis se singularisait à Moscou par son costume persan, s’était donné aujourd’hui l’apparence de l’officier de la garde le mieux tenu. Le menton rasé de frais, vêtu de la capote ouatée de la garde, le Saint-Georges passé à la boutonnière et la casquette d’ordonnance posée droit sur la tête, il jeta dans un coin sa bourka mouillée, et, s’approchant de Denissow, sans saluer personne, aborda le sujet qui l’amenait. Ce dernier lui fit part de ses projets, de la rivalité des grands détachements, de l’envoi de Pétia, de sa réponse aux deux généraux et de tout ce qu’il savait sur le convoi français.

« C’est bien, mais il faudrait savoir quelles sont les troupes, et combien il y a d’hommes, dit Dologhow… Il faudrait y aller voir ; dans l’ignorance de leur nombre, on ne peut pas se lancer en aveugle, j’aime l’exactitude !… Quelqu’un de ces messieurs ne voudrait-il pas m’accompagner jusque dans leur camp ? Je puis même, au besoin, lui prêter un uniforme.

— Moi ! moi ! j’irai avec vous, s’écria Pétia.

— C’est complètement inutile, répliqua Denissow… Je ne le lui permettrai pas, ajouta-t-il en se tournant vers Dologhow.

— Et pourquoi cela ? s’écria Pétia… Pourquoi ne puis-je l’accompagner ?

— Pourquoi pas ? demanda distraitement Dologhow, qui regardait le petit tambour… L’as-tu depuis longtemps, ce moutard ?

— Depuis aujourd’hui, mais il ne sait rien… aussi je le garde.

— Et les autres, qu’en fais-tu ? demanda Dologhow.

— Comment, ce que j’en fais ? Mais je les renvoie contre quittance, dit Denissow en rougissant… et je puis dire, ajouta-t-il hardiment, que je n’en ai pas un sur la conscience… On dirait vraiment que c’est difficile de renvoyer 30 ou 300

  1. Vêtement tatare.