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était sous l’influence d’une joyeuse surexcitation, à la pensée d’être devenu un homme fait, et il craignait de laisser échapper la moindre occasion de se couvrir de gloire. Heureux de tout ce qu’il avait vu et éprouvé à l’armée, il lui semblait toujours que les hauts faits ne s’accomplissaient que là où il n’était pas. Aussi supplia-t-il instamment son général, qui cherchait quelqu’un à envoyer à Denissow, de lui confier son message ; celui-ci y consentit, mais, se rappelant l’action insensée de Pétia à la bataille de Viazma, où, au lieu de suivre la route, il avait galopé jusqu’à la ligne des tirailleurs sous le feu des français et tiré deux coups de pistolet, il lui défendit de prendre part aux opérations de Denissow. C’était là la raison de son embarras, quand ce dernier lui avait demandé s’il pouvait rester auprès de lui ; jusqu’à la lisière du bois, Pétia s’était dit qu’il remplirait strictement son devoir et s’en retournerait aussitôt ; mais, à la vue des Français et après le récit de Tikhone, il décida, avec ce brusque changement de front habituel aux très jeunes gens, que son général, qu’il avait profondément respecté jusqu’à ce moment, était un pas grand’chose d’Allemand ; que Denissow était un héros, l’essaoul un autre héros, et Tikhone un troisième héros, qu’il serait honteux à lui de les abandonner dans une circonstance périlleuse, et qu’il prendrait part à l’attaque.

Le jour tombait lorsqu’ils arrivèrent tous trois à la maison du garde. Dans la demi-obscurité se dessinaient les formes vagues des chevaux sellés des cosaques, des hussards dressant les tentes sur la clairière et allumant leurs feux dans le fond d’un ravin, afin d’en dérober la fumée aux ennemis. Dans la première chambre de la petite cabane, un cosaque, les manches retroussées, hachait du mouton, tandis que dans la seconde trois officiers étaient occupés à transformer en table une porte qu’ils avaient arrachée de ses gonds. Pétia, se débarrassant de son uniforme mouillé, leur offrit aussitôt ses services pour l’arrangement du souper. Dix minutes plus tard, la table, couverte d’une nappe, fut chargée de deux flacons d’eau-de-vie et de rhum, de pain blanc, de sel, et de mouton rôti. Assis au milieu des officiers et déchirant de ses doigts la viande tendre et succulente, le long de laquelle découlait la graisse, Pétia était en proie à une exaltation enfantine qui lui inspirait une tendresse expansive pour tous les hommes, et par conséquent l’assurance d’être payé de retour.

« Vous croyez donc, Vassili Fédorovitch, dit-il à Denissow,