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— Brute ! dit Denissow, j’avais besoin de le questionner.

— Je l’ai questionné, moi, reprit Tikhone, mais il m’a dit ne pas savoir grand’chose, et puis, qu’il dit, les nôtres sont nombreux mais mauvais… Poussez un cri et vous les aurez tous, termina Tikhone en fixant ses yeux d’un air déterminé sur Denissow.

— Je t’en ferai servir une centaine de tout chauds[1], reprit Denissow, pour t’apprendre à jouer l’imbécile.

— Pourquoi se fâcher ? reprit Tikhone ; on dirait que je ne connais pas vos Français… Qu’il fasse seulement un peu sombre, et je vous en amènerai jusqu’à trois si vous voulez.

— Eh bien, allons ! » s’écria Denissow brusquement, et il conserva sa mauvaise humeur jusqu’à la maison du garde.

Tikhone suivit au dernier rang, et Pétia entendit les cosaques rire et se moquer de lui, à propos de certaines bottes qu’il avait jetées dans le fourré. Il comprit aussitôt que Tikhone avait tué l’homme dont il parlait et il en éprouva un sentiment pénible ; involontairement il regarda le petit tambour, et quelque chose lui serra le cœur ; mais cette faiblesse ne dura qu’un instant, il la maîtrisa, releva la tête et questionna l’essaoul, d’un air important, sur l’expédition du lendemain, afin de se maintenir à la hauteur de la société dont il faisait partie.

L’officier envoyé par Denissow lui apporta, chemin faisant, la nouvelle que Dologhow arrivait en personne, et que, de son côté, tout allait à souhait. Denissow, ravi, redevint gai comme devant et, appelant à lui Pétia :

« Eh bien ! lui dit-il, raconte-moi un peu ce que tu as fait de bon. »

VI

Pétia, en quittant Moscou et ses parents, avait rejoint son régiment, et avait été attaché peu après, comme officier d’ordonnance, au chef d’un détachement considérable. Depuis qu’il avait été promu à ce grade, et surtout depuis son entrée dans l’armée active, où il avait pris part à la bataille de Viazma, il

  1. Cent coups de bâton.