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pagnie de Dologhow, devenu chef de bataillon par suite du manque d’officiers, s’approcha timidement, suivi de l’aide de camp et du caissier du régiment. Le prince André écouta leur rapport, leur donna ses instructions, et allait les congédier lorsqu’il entendit une voix connue.

« Que diable ! » disait cette voix.

Le prince André se retourna, et aperçut Pierre, qui s’était heurté à une auge. Il éprouvait toujours un sentiment pénible à se retrouver avec les personnes qui lui rappelaient son passé ; aussi la vue de Pierre, qui avait été si intimement mêlé au douloureux dénoûment de son dernier séjour à Moscou, en augmenta la violence.

« Ah ! vous voilà ! dit-il, par quel hasard ? Je ne vous attendais certes pas ! »

En prononçant ces paroles, ses yeux et sa figure prirent un air plus que sec, c’était comme de l’inimitié ; Pierre le remarqua aussitôt, et l’empressement qu’il mettait à s’approcher du prince André se changea en embarras.

« Je suis venu… vous savez… enfin… je suis venu parce que c’est fort intéressant, répondit-il en répétant pour la centième fois de la journée la même phrase : — Je tenais à assister à une bataille !

— Ah ! vraiment !… Et vos frères les francs-maçons, qu’en diront-ils ? ajouta le prince André d’un air railleur… Que fait-on à Moscou ? Que font les miens ? Y sont-ils enfin arrivés ? ajouta-t-il plus sérieusement.

— Ils y sont, Julie Droubetzkoï me l’a dit ; je suis allé aussitôt les voir, mais je les ai manqués, ils étaient partis pour votre terre. »

VII

Les officiers firent un mouvement pour se retirer, mais le prince André, ne désirant pas rester en tête-à-tête avec son ami, les retint en leur offrant un verre de thé. Ils examinaient curieusement la massive personne de Pierre, et écoutaient, sans broncher, ses récits sur Moscou et sur les positions de nos troupes, qu’il venait de visiter. Le prince André gardait le silence, et l’expression désagréable de sa physionomie portait