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s’approcha de lui : c’était Tikhone. Sa figure fortement grêlée et ridée, ses yeux bridés, rayonnaient de satisfaction : relevant la tête, il semblait retenir avec peine un éclat de rire.

« Où donc t’es-tu perdu ? lui demanda Denissow.

— Où je me suis perdu ? J’ai été chercher le Français, répondit-il hardiment d’une voix de basse un peu rauque.

— Et pourquoi as-tu rampé de jour dans le taillis, imbécile, tu ne l’auras pas attrapé ?

— Pour l’attraper, je l’ai attrapé.

— Où est-il donc ?

— Je l’avais d’abord attrapé comme cela, à l’œil, poursuivit-il en écartant ses grands pieds, et je l’ai mené dans le bois… Là je vois qu’il ne peut pas convenir, alors je me dis ; il faut en prendre un autre qui fera mieux l’affaire.

— C’était donc cela ! Ah ! le coquin ! dit Denissow en s’adressant à l’essaoul… Pourquoi donc ne l’as-tu pas amené ?

— Pourquoi vous l’amener ? s’écria Tikhone brusquement, il ne valait rien… Ne sais-je donc pas ce qu’il vous faut ?

— Ah ! l’animal !… Et après ?

— Après ?… je suis allé en chercher un autre… j’ai rampé tout le long du bois et je me suis couché comme cela… et il se jeta subitement à terre pour montrer comment il avait fait… Voilà qu’il s’en trouve un sur mon chemin, je saute sur lui et je l’empoigne, dit-il en se levant vivement, et je lui dis : « Allons, mon colonel !… » Mais voilà-t-il pas qu’il se met à hurler et que quatre hommes se jettent sur moi avec des petites épées ; alors voilà que je brandis ma hache de cette façon et je leur dis : « Qu’est-ce que vous faites, au nom du Christ ? »

— Oui, oui, nous avons bien vu de la montagne comme ils t’ont donné la chasse à travers le marais. »

Pétia avait grande envie de rire, mais, voyant les autres garder leur sérieux, il fit de même, sans parvenir toutefois à comprendre ce que tout cela signifiait.

« Ne fais pas l’imbécile, dit Denissow d’un air fâché : pourquoi n’as-tu pas amené le premier ? »

Tikhone se gratta le dos d’une main, de l’autre la tête, et sa bouche, se fendant en un sourire béatement idiot, laissa voir entre ses dents la brèche qui lui avait valu son nom. Denissow sourit, et Pétia put enfin s’en donner à cœur joie.

« Mais quoi ? Je vous ai déjà dit qu’il ne valait rien, il était mal habillé, et grossier par-dessus le marché ! Comment, qu’il me dit, je suis moi-même fils de « ganaral », et je n’irai pas !