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cette femme menât la vie qui lui plaisait, et qu’on apprît que le nom d’un des prisonniers était celui du comte Besoukhow !

Il pensait souvent au prince André, qui assurait, avec une nuance d’amertume et d’ironie, que le bonheur était absolument négatif, et insinuait que toutes nos aspirations vers le bonheur réel nous étaient données pour notre tourment, puisque nous ne pouvions jamais les réaliser… Mais aujourd’hui l’absence de souffrance, la satisfaction des besoins de la vie, et, par conséquent, la liberté dans le choix des occupations ou du genre d’existence, se présentaient à Pierre comme l’idéal du bonheur sur cette terre. Ici seulement, et pour la première fois, Pierre apprécia, parce qu’il en était privé, la jouissance de manger lorsqu’il avait faim, de boire lorsqu’il avait soif, de dormir lorsqu’il avait sommeil, de se chauffer lorsqu’il faisait froid, et de causer lorsqu’il avait envie d’échanger quelques paroles ! Il oubliait seulement une chose ; c’est que l’abondance des biens de ce monde diminue le plaisir qu’on éprouve à s’en servir, et qu’une trop grande liberté dans le choix des occupations, provenant de son éducation, de sa richesse et de sa position sociale, rendait ce choix compliqué, difficile et souvent même inutile. Toutes les pensées de Pierre se tournaient vers le moment où il redeviendrait libre, et pourtant, plus tard, il se reportait toujours avec joie à ce mois de captivité, et ne cessa de parler avec enthousiasme des sensations puissantes et ineffaçables, et surtout du calme moral qu’il avait si complètement éprouvés à cette époque de sa vie.

Lorsqu’au point du jour, le lendemain de son emprisonnement, il vit, en sortant de la baraque, les coupoles encore sombres et les croix du monastère de Novo-Diévitchi, la gelée blanche qui brillait sur l’herbe poudreuse, les montagnes des Moineaux et leurs pentes boisées se perdant au loin dans une brume grisâtre ; lorsqu’il se sentit caressé par une fraîche brise, qu’il entendit le battement d’ailes des corneilles au-dessus de la plaine, qu’il vit soudain la lumière chasser les vapeurs du brouillard, le soleil s’élever majestueusement derrière les nuages et les coupoles, les croix, la rosée, le lointain, la rivière, étinceler à ses rayons resplendissants et joyeux, son cœur déborda d’émotion. Cette émotion ne le quitta plus, elle ne faisait que centupler ses forces à mesure que s’aggravaient de plus en plus les difficultés de sa situa-