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pour travailler plus à son aise, Karataïew était en caleçon avec une chemise noire comme la suie et toute déchirée. Ses cheveux relevés en arrière, et retenus, à la mode des ouvriers, par un étroit ruban de tille, donnaient à sa bonne et grosse figure un air encore plus avenant que d’habitude.

« Avant de s’engager, il est bon de s’entendre[1]… Je l’ai promise pour vendredi et la voilà ! »

Le Français jeta un coup d’œil inquiet autour de lui, puis triomphant de son indécision, il ôta son uniforme, et enfila bien vite la chemise, car pour le moment il n’en avait pas d’autre qu’un long et sale gilet de soie à fleurs qui couvrait, tant bien que mal, son corps maigre et chétif. Il craignait évidemment qu’on ne se moquât de lui ; mais personne ne fit la moindre remarque.

« Elle est venue à point, celle-là ! dit Platon en arrangeant la chemise, pendant que le Français passait ses bras dans les manches, tout en examinant attentivement la couture. Vois-tu, mon ami, ce n’est pas un atelier ici, nous n’avons pas ce qu’il nous faut pour coudre, et tu sais que, même pour tuer un pou, il faut un outil.

— C’est bien, c’est bien, merci… mais vous devez avoir encore de la toile ? demanda le Français.

— Elle sera encore mieux lorsque tu l’auras portée, continua Platon en admirant son ouvrage.

— Merci, mon vieux, mais le reste ? »

Pierre, qui voyait que Platon ne tenait pas à comprendre le Français, ne se mêlait pas de leur conversation. Karataïew remerciait pour son salaire, et le Français insistait pour avoir ce qui restait de la toile ; Pierre se décida enfin à traduire à Platon la demande du soldat :

« Qu’a-t-il besoin du restant ? Il pourrait nous servir ; mais enfin puisqu’il y tient… » Et Karataïew tira à contre-cœur de dessus sa poitrine un petit paquet de chiffons proprement noué, le lui donna sans dire mot et tourna sur ses talons.

Le Français regarda les chiffons, comme s’il délibérait avec lui-même, interrogea Pierre des yeux, et tout à coup dit en rougissant :

« Platoche, dites donc, Platoche, gardez ça pour vous, » et, le lui rendant, il s’enfuit.

  1. Mot à mot : « L’accord est cousin germain de l’affaire. » (Note du trad.)