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qui se passait autour d’eux, ils auraient infailliblement fait Murat prisonnier, comme les chefs le désiraient, mais il fut impossible de les empêcher de piller et de faire des prisonniers. Personne n’écoutait le commandement. 1 500 prisonniers, 38 bouches à feu, des drapeaux, des chevaux, des harnachements de toutes sortes, furent pris à l’ennemi ; et la mise en sûreté des prisonniers et des canons, et le partage du butin, avec l’accompagnement habituel de querelles et de cris, firent perdre un temps précieux. Les Français, revenus de leur première panique et voyant qu’on ne les poursuivait pas, se formèrent et attaquèrent à leur tour Orlow-Denissow ; comme il attendait des renforts qui ne lui arrivaient pas, il ne put leur répondre vigoureusement.

Cependant les colonnes d’infanterie étaient en retard ; commandées par Bennigsen et dirigées par Toll, elles s’étaient mises en marche à l’heure précise, et avaient atteint un point qui n’était pas celui qui leur avait été désigné. Les hommes, gais au début, ne tardèrent pas à laisser des traînards derrière eux, et le sentiment de l’erreur commise provoqua d’autant plus de murmures, qu’on les ramena en arrière. Les aides de camp, envoyés pour réparer la bévue, étaient malmenés par les généraux, qui, de leur côté, criaient, se disputaient, et enfin, de guerre lasse, se mettaient en marche sans but arrêté. « Nous arriverons toujours quelque part ! » se dirent-ils. En effet ils arrivèrent, mais pas à l’endroit où ils devaient aller. Quelques-uns sans doute se trouvèrent à leur poste, mais l’heure était déjà passée, ils ne pouvaient servir à rien, sinon à essuyer le feu de l’ennemi. Toll, qui, à cette bataille, avait joué le rôle de Weirother à Austerlitz, galopait sur toute la ligne, et constatait que tout avait été fait au rebours des ordres donnés. Ainsi il rencontra dans la forêt, lorsqu’il faisait déjà grand jour, le corps de Bagovouth, qui aurait dû depuis longtemps appuyer les cosaques d’Orlow-Denissow. Désespéré, dépité de son insuccès et l’attribuant à la faute d’un individu, Toll aborda le chef de corps en l’accablant des plus violents reproches et en le menaçant même de le faire fusiller. Bagovouth, vieux et calme militaire, d’un courage à toute épreuve, exaspéré par les ordres contradictoires qu’il recevait de tous les côtés à la fois, par les temps d’arrêt sans cause, et le désordre qui régnait autour de lui, fut pris à son tour, à l’étonnement de tous et en opposition avec son caractère habituel, d’un accès de rage et lui répondit vertement :