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dans le bois. Le comte, frissonnant sous l’impression du froid, avant-coureur du jour naissant, et inquiet de la responsabilité qu’il venait d’assumer, fit quelques pas hors de la forêt pour examiner le camp ennemi, que l’on entrevoyait à peine, à la distance d’une verste, dans la vague et confuse lumière de l’aube et des feux de bivouac qui s’éteignaient. Nos colonnes devaient déboucher sur le versant incliné, à la droite du comte Orlow-Denissow. Il avait beau étudier tout le terrain, il ne voyait rien paraître : il lui sembla seulement remarquer dans le camp français l’agitation du réveil : « Oh ! il est trop tard, » se dit-il ; il était désabusé, comme cela arrive parfois lorsque nous ne subissons plus l’influence de l’homme auquel nous nous sommes confiés ; évidemment ce sous-officier était un traître qui l’avait trompé, l’attaque projetée avorterait, malgré les deux régiments que Grékow allait entraîner Dieu sait où : « Est-il possible de penser qu’on va surprendre le général en chef au milieu de forces aussi considérables ? Le coquin aura menti !

— On peut faire revenir Grékow, dit un officier de sa suite, qui, comme lui, commençait à douter du succès de l’entreprise.

— Vraiment, qu’en pensez-vous ? faut-il en rester là, oui ou non ?

— Faites-le revenir.

— C’est ça ! dit le comte, qu’on le rappelle !… Mais il sera tard, il va faire jour. »

Un aide de camp s’enfonça dans le bois à la recherche de Grékow. Lorsque ce dernier revint, le comte, involontairement agité par ce changement de résolution, et par l’infructueuse attente des colonnes d’infanterie, ainsi que par le voisinage de l’ennemi, se décida à l’attaque. « À cheval ! » dit-il tout bas.

Chacun se mit à son poste, se signa, et l’on partit. Un hourra retentit dans la forêt, et les sotnias de cosaques, s’éparpillant comme les grains qui s’échappent d’un sac de blé, s’élancèrent crânement, la lance en avant, franchirent le ruisseau et se dirigèrent vers le camp ennemi.

Le cri d’alerte poussé par le premier Français qui aperçut les cosaques mit le camp en émoi. Tous se jetèrent, à moitié endormis et à peine vêtus, sur les canons, sur les fusils, sur les chevaux, et coururent de tous côtés, en perdant la tête. Si nos cosaques les avaient poursuivis sans se préoccuper de ce