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naient qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour chacun ! Koutouzow, apercevant Pierre dans le groupe, le fit appeler par son aide de camp ; Pierre se dirigea aussitôt vers lui, mais au même moment un milicien, le devançant, s’approcha également du commandant en chef : c’était Dologhow.

« Et celui-là, comment est-il ici ? demanda Pierre.

— Cet animal-là se faufile partout, lui répondit-on ; il a été dégradé, il faut bien qu’il revienne sur l’eau… Il a présenté différents projets, et il s’est glissé jusqu’aux avant-postes ennemis… Il n’y a pas à dire, il est courageux. » Pierre se découvrit avec respect devant Koutouzow, que Dologhow avait accaparé.

« J’avais pensé, disait ce dernier, que si je prévenais Votre Altesse, elle me chasserait, ou me dirait que la chose lui était connue ?

— Oui, c’est vrai, dit Koutouzow…

— Mais aussi que, si je réussissais, je rendrais service à ma patrie, pour laquelle je suis prêt à donner ma vie ! Si Votre Altesse a besoin d’un homme qui ne ménage pas sa peau, je la prie de penser à moi, je pourrais peut-être lui être utile.

— Oui, oui, » répondit Koutouzow, dont l’œil se reporta en souriant sur Pierre.

En ce moment Boris, avec son habileté de courtisan, s’avança pour se placer à côté de Pierre, avec qui il eut l’air de continuer une conversation commencée.

« Vous le voyez, comte, les miliciens ont mis des chemises blanches pour se préparer à la mort !… N’est-ce pas de l’héroïsme ? »

Boris n’avait évidemment prononcé ces paroles qu’avec l’intention d’être entendu ; il avait deviné juste, car Koutouzow, s’adressant à lui, lui demanda ce qu’il disait de la milice. Il répéta sa réflexion :

« Oui, c’est un peuple incomparable ! — dit Koutouzow, et, fermant les yeux, il hocha la tête : — Incomparable ! — murmura-t-il une seconde fois : — Vous voulez donc sentir la poudre, dit-il à Pierre, une odeur agréable, je ne dis pas !… J’ai l’honneur de compter parmi les adorateurs de madame votre femme ; comment va-t-elle ?… Mon bivouac est à vos ordres ! »

Comme il arrive souvent aux vieilles gens, Koutouzow détourna la tête d’un air distrait ; il semblait avoir oublié tout ce qu’il avait à dire, et tout ce qu’il avait à faire. Tout à coup, se