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Le plan de bataille combiné par Toll était excellent, aussi bien rédigé que celui d’Austerlitz, quoiqu’il n’y fût pas formulé en allemand : « la première colonne marche de ce côté, la seconde de tel autre »… etc… Ces colonnes, indiquées sur le papier, devaient, à un instant donné, se réunir pour tomber sur l’ennemi et l’écraser. Tout y était admirablement prévu, comme c’est toujours le cas dans les dislocations écrites, mais, comme il arrive toujours aussi, aucune de ces colonnes ne se trouva à son poste en temps et lieu.

Lorsque les différents exemplaires du plan furent prêts, on les remit à un officier, qui était ordonnance de Koutouzow, pour les porter à Yermolow. Ce jeune chevalier garde, tout fier de son importante mission, se rendit au logement occupé par Yermolow ; il était vide.

« Le général est parti, » lui dit le domestique.

L’envoyé se rendit chez un des généraux que Yermolow voyait souvent.

« Personne à la maison, » lui répondit-on.

Il alla chez un autre. Même réponse.

« Pourvu qu’on ne me rende pas responsable de ce retard, se dit-il, voilà du guignon ! »

Il fit le tour du camp. Les uns disaient que Yermolow venait de passer avec quelques généraux, les autres qu’il était déjà revenu. Le malheureux officier continua ses recherches jusqu’à six heures du soir, sans prendre même le temps de dîner, Yermolow resta introuvable, et personne ne savait où le prendre. Le messager s’étant quelque peu restauré chez un camarade, poussa jusqu’à l’avant-garde, chez Miloradovitch. On lui dit que celui-ci était sans doute au bal du général Kikine, et que Yermolow devait y être aussi.

« Mais où est-ce donc ?

— Là-bas à Jechkine, dit un officier cosaque en lui indiquant au loin le toit d’une maison seigneuriale.

— Comment ?… Mais c’est en dehors de la ligne des avant-postes !

— On a envoyé deux de nos régiments sur la ligne même ; ils y font bombance aujourd’hui… Deux musiques de régiment et trois chœurs de chanteurs !… »

L’officier franchit la ligne. En approchant de la maison, il entendit les chants joyeux du chœur des soldats, qui étaient couverts par les voix animées des assistants. Cette gaieté gagna le jeune officier, qui craignait néanmoins de s’être rendu cou-