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— Entre nous soit dit, répondit Boris en baissant la voix d’un air de confidence, le flanc gauche est dans une détestable position ; le comte Bennigsen avait un tout autre plan : il tenait à fortifier ce mamelon là-bas, mais Son Altesse ne l’a pas voulu, car… »

Boris n’acheva pas, il venait d’apercevoir l’aide de camp de Koutouzow, Kaïssarow, qui se dirigeait de leur côté.

« Païssi Serguéïévitch, dit Boris d’un air dégagé, je tâche d’expliquer au comte notre position, et j’admire Son Altesse d’avoir si bien deviné les intentions de l’ennemi.

— Vous parliez du flanc gauche ? demanda Kaïssarow.

— Oui, justement, le flanc gauche est maintenant formidable ! »

Quoique Koutouzow eût renvoyé de son état-major tous les gens inutiles, Boris avait su y conserver sa position en se faisant attacher au comte Bennigsen. Celui-ci, comme tous ceux sous les ordres desquels Boris avait servi, faisait de lui le plus grand cas.

L’armée était partagée en deux partis très distincts : celui de Koutouzow et celui de Bennigsen chef de l’état-major ; et Boris savait, avec beaucoup d’habileté, tout en témoignant un respect servile à Koutouzow, donner à entendre que ce vieillard était incapable de diriger les opérations, et que, de fait, c’était Bennigsen qui avait la haute main. On était maintenant à la veille de l’instant décisif qui devait accabler Koutouzow et faire passer le pouvoir entre les mains de Bennigsen, ou bien, si Koutouzow gagnait la bataille, on ne manquerait pas de faire comprendre que tout l’honneur en revenait à Bennigsen. Dans tous les cas, de nombreuses et importantes récompenses seraient distribuées après la journée du lendemain, et donneraient de l’avancement à une fournée d’inconnus. Cette prévision causait à Boris une agitation fébrile.

Pierre fut bientôt entouré par plusieurs officiers de sa connaissance, arrivés à la suite de Kaïssarow ; il avait peine à répondre à toutes les questions qu’on lui adressait sur Moscou, et à suivre les récits de toute sorte qu’on lui faisait. Les physionomies avaient une expression d’inquiétude et de surexcitation, mais il crut remarquer que cette surexcitation était causée par des questions d’intérêt purement personnel, et il se rappelait involontairement cette autre expression, profonde et recueillie, qui l’avait si vivement frappé sur d’autres visages : ces gens-là, en s’associant de cœur à l’intérêt général, compre-