Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Des pensées confuses et joyeuses venaient l’assaillir, et en se reportant au moment où, à l’ambulance, il avait aperçu Kouraguine à côté de lui, il se reconnaissait incapable de revenir aux sentiments qui l’avaient alors envahi. Tourmenté dans son délire par le désir de savoir s’il était encore de ce monde, il n’osait cependant le demander à ceux qui l’entouraient.

Sa maladie avait suivi son cours normal, et « ce quelque chose qui lui était survenu depuis deux jours », comme disait Natacha à la princesse Marie, n’était rien autre que la lutte suprême entre la vie et la mort… C’était la mort qui était la plus forte, et ce renouveau d’amour qu’il ressentait pour Natacha n’était que l’aveu involontaire du prix qu’il attachait à la vie et la dernière révolte de son être contre la terreur de l’inconnu !

Un soir qu’il sommeillait, agité comme il l’était toujours à cette heure par une légère fièvre qui donnait une grande lucidité à ses idées, il éprouva soudain un sentiment de bonheur ineffable.

« Ah ! se dit-il, c’est elle qui est entrée ! »

C’était en effet Natacha, qui venait, à pas de loup, occuper sa place habituelle à son chevet, et dont il devinait instinctivement l’approche.

Assise de trois quarts dans un grand fauteuil, sa tête interceptait la lumière de la bougie ; elle tricotait assidûment un bas, depuis le jour où le prince André lui avait dit que personne ne soigne les malades comme les vieilles femmes qui tricotent. Ce mouvement monotone exerçait, disait-il, une action calmante sur les nerfs. Les doigts agiles de la jeune fille maniaient rapidement les longues aiguilles, et il contemplait avec attendrissement le profil pensif de son visage incliné. Tout à coup le peloton de laine lui échappa. Natacha tressaillit, jeta un regard à la dérobée sur le malade et, étendant la main devant la bougie pour le préserver de la lumière, elle se pencha vivement pour ramasser son peloton, et reprit sa première pose. Il la regarda sans faire un mouvement, et il vit sa poitrine se soulever et s’abaisser tour à tour, pendant qu’elle cherchait tout doucement à reprendre haleine. Les premiers jours de leur réunion, il lui avait avoué que, s’il revenait à la vie, il remercierait éternellement Dieu pour cette blessure qui les avait ainsi réconciliés ; mais depuis, il n’en avait plus reparlé.

« Cela peut-il arriver maintenant ? pensait-il en prêtant l’oreille au léger bruit des aiguilles… Pourquoi la destinée nous a-t-elle réunis, si c’est pour me faire mourir ?… La vé-