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prit avec terreur qu’il ne souriait ni de joie ni de tendresse, et que c’était plutôt une ironie à son adresse, pour avoir employé un dernier moyen de réveiller le sentiment qui s’éteignait peu à peu en lui.

« Oui, je serai bien aise de le voir… Se porte-t-il bien ? »

On amena l’enfant. Effrayé à la vue de son père, qui l’embrassa, il ne savait trop que lui dire, mais il ne pleura pas, parce que personne ne pleurait dans la chambre. Dès qu’il fut sorti, la princesse Marie s’approcha de son frère, et, ne pouvant se contenir plus longtemps, fondit en larmes.

Le prince André la regarda fixement.

« Tu pleures sur lui, » dit-il.

La princesse fit un signe affirmatif.

« Il ne faut pas pleurer ici, » ajouta-t-il sans s’émouvoir.


Il comprenait que sa sœur pleurait sur l’enfant qui allait devenir orphelin, et il essayait de se reprendre à la vie. « Oui, cela doit lui paraître bien triste, et c’est pourtant si simple ! » se dit-il à lui-même. « Les oiseaux du ciel ne sèment pas, ne moissonnent pas, mais notre Père céleste les nourrit. » Il voulut d’abord répéter ce verset à sa sœur : « C’est inutile, pensa-t-il, elle le comprendrait autrement ; les vivants ne peuvent admettre que tous ces sentiments si chers, que toutes ces pensées qui leur paraissent si importantes, n’importent guère ! Oui, nous ne nous comprenons plus. » Et il se tut.


Le fils du prince André avait sept ans ; il ne savait rien, pas même ses lettres, et cependant, eût-il été alors un homme fait et en pleine possession de ses facultés, il n’aurait, ni mieux ni plus profondément compris l’importance de la scène à laquelle il venait d’assister entre son père, la princesse Marie et Natacha. Celle-ci l’emmena. Il la suivit sans dire un mot, s’approcha d’elle en levant timidement sur elle ses beaux yeux pensifs, appuya sa tête contre sa poitrine ; sa petite lèvre retroussée et vermeille trembla, et il pleura doucement.

À dater de ce jour, il évita Dessalles et la vieille comtesse qui cependant l’accablait de soins ; il préférait rester seul, ou avec sa tante et Natacha, qu’il semblait avoir prise particulièrement en affection ; il leur prodiguait à toutes deux des caresses silencieuses.

La princesse Marie, en sortant de chez son frère, avait per-