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propre ruine, jeté hors du milieu et des habitudes qui faisaient toute son existence, il se sentait désorienté et avait, pour ainsi dire, perdu sa place dans la vie.

Malgré son ardent désir de voir au plus tôt son frère, et le dépit que lui causaient, dans un tel moment, les politesses qu’on lui faisait et les compliments qu’on adressait à son neveu, elle observait ce qui se passait autour d’elle. Elle comprit qu’elle ne pouvait faire moins que de se conformer provisoirement à ce nouvel ordre de choses et d’en accepter, sans amertume, toutes les conséquences.

« C’est ma nièce, dit le comte en lui présentant Sonia. Je crois, princesse, que vous ne la connaissez pas ? »

Elle se retourna et embrassa Sonia, en essayant d’étouffer le sentiment d’inimitié instinctive qu’elle avait ressenti à sa vue. En se prolongeant outre mesure, ces cérémonies banales finirent par lui faire éprouver un sentiment pénible, accru encore par le manque d’harmonie entre ses dispositions intimes et celles de cet entourage.

« Où est-il ? demanda-t-elle encore une fois en s’adressant à tout le monde.

— Il est en bas ; Natacha est auprès de lui, répondit Sonia en rougissant. Vous êtes sans doute fatiguée, princesse ? »

Des larmes d’impatience lui montèrent aux yeux ; se détournant, elle allait demander à la comtesse la permission de se rendre chez son frère, lorsque des pas légers se firent entendre. C’était Natacha qui accourait, cette Natacha qui lui avait tant déplu lors de leur première entrevue ; mais il lui suffit de jeter un coup d’œil sur elle pour sentir que celle-là du moins, sympathisait complètement avec elle, et qu’elle partageait sincèrement sa douleur. Elle se précipita vers elle, l’embrassa et éclata en sanglots sur son épaule. Lorsque Natacha, assise au chevet du prince André, avait été informée de l’arrivée de la princesse, elle avait doucement quitté la chambre pour courir à sa rencontre. Son visage ému n’exprimait qu’un amour sans bornes pour lui, pour elle, pour tous ceux qui tenaient de près à celui qui lui était cher, une compassion infinie pour les autres, et un désir passionné de se sacrifier tout entière pour ceux qui souffraient ! La pensée égoïste d’unir à jamais son avenir à celui du prince André n’existait plus dans son cœur. L’instinct si délicat de la princesse Marie le lui fit deviner au premier regard, et cette découverte diminua l’amertume de ses larmes.