Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Soldat du régiment d’Apchéron. Je me mourais de la fièvre : on ne nous avait rien dit ! Nous étions là vingt camarades couchés et ne sachant rien de rien.

— Eh bien, tu t’ennuies ici maintenant ?

— Comment ne pas s’ennuyer ? On m’appelle Platon Karataïew, dit-il, afin de rendre la conversation plus facile entre Pierre et lui, et les camarades m’ont surnommé « le Petit Faucon »… Comment ne pas être triste ? Moscou est la mère de toutes les villes ! Mais dites-moi, bârine, vous avez sans doute des terres et une maison, votre verre doit être plein… vous avez aussi une femme peut-être ?… Et les vieux parents, sont-ils vivants ? »

Quoique Pierre ne le vît pas, il sentait que son interlocuteur lui souriait amicalement, tant il lui parut chagrin en apprenant qu’il n’avait pas de parents, surtout pas de mère !

« La femme pour le bon conseil, la belle-mère pour le bon accueil… mais rien ne remplace la vraie mère ! Et des enfants, en as-tu ? »

La réponse négative de Pierre lui fit de la peine, et il hâta d’ajouter :

« Vous êtes jeunes tous deux, le bon Dieu vous en donnera, vivez seulement en bonne intelligence.

— Oh ! maintenant ça m’est bien indifférent, répondit Pierre malgré lui.

— Eh ! mon camarade, on n’échappe ni à la besace ni à la prison ! Vois-tu, mon ami, continua-t-il en toussant pour s’éclaircir la voix et mieux se disposer à faire un long récit, le bien du propriétaire était beau, nous avions beaucoup de terres, les paysans étaient à leur aise, et nous-mêmes aussi, grâce à Dieu. Le blé rendait sept pour un, nous vivions comme de bons chrétiens ; voilà qu’un jour… » Et Platon Karataïew raconta comme quoi, ayant été attrapé par le garde forestier d’un bois voisin, il avait été fouetté, jugé et enrôlé comme soldat.

« Eh bien, quoi, mon ami ! dit-il en souriant : on croyait au malheur, et c’est la joie qui est venue. Si je n’avais pas péché, c’est mon frère qui serait parti, en laissant derrière lui cinq enfants. Quant à moi, je ne laissais qu’une femme… J’avais bien une petite fille, mais le bon Dieu me l’avait déjà reprise. J’y suis retourné en congé : que te dirai-je ? Ils vivent mieux qu’alors, et il y a beaucoup de bouches à nourrir ; les femmes étaient à la maison, les deux frères en voyage. Michel, le